Editorial

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Emma Giraud-Legrand, Florentin Groh, Léa Nivoix, Ana Rubio et Gabriel Terrasson

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Emma Giraud-Legrand, Florentin Groh, Léa Nivoix, Ana Rubio et Gabriel Terrasson, 2025, “Editorial”, Mutations en Méditerranée, no 3, mis en ligne le 01 décembre 2025, consulté le 11 décembre 2025. URL : https://www.revue-mem.com/479

Ce troisième numéro de la revue Mutation en Méditerranée questionne les vulnérabilités socio-économiques, culturelles, environnementales et politiques, souvent entremêlées, et les agentivités auxquelles ces situations donnent naissance. La question des vulnérabilités s’inscrit dans un contexte mondial marqué par des phénomènes naturels et anthropiques aux conséquences parfois funestes.

Espace de mouvements et en mouvement, la Méditerranée et ses rives sont soumises à une diversité de risques dont l’analyse est essentielle pour comprendre les dynamiques de vulnérabilité qui y sont à l’œuvre. Parler de vulnérabilités, c’est d’abord parler de risques ; c’est la nature même de ces risques qui confère toute sa pertinence à l’analyse de la vulnérabilité.

Dans la littérature scientifique, les sciences environnementales et de la gestion de phénomènes naturels se sont emparées du concept de vulnérabilité en tenant compte des inégalités d’impact des accidents naturels en fonction des groupes humains touchés (Martin 2019). Cette approche apparaît dans les travaux de Wisner et al. (2003) qui soulignent que les catastrophes naturelles résultent souvent d’une combinaison entre aléas physiques et vulnérabilités sociales, économiques et politiques. Être vulnérable, c’est donc être exposé à des menaces externes qui mettent à l’épreuve un certain nombre de ressources (Martin 2019). La vulnérabilité traduit une situation de faiblesse à partir de laquelle l’intégrité d’un être est – ou risque d’être – affectée, diminuée, altérée (Liendle 2012). Il est alors possible de distinguer les vulnérabilités dites sociales de celles liées aux phénomènes naturels. Appliqué aux sciences sociales, ce concept permet précisément de qualifier de « populations vulnérables » des groupes soumis à des situations de risque anormalement élevé dans un contexte donné (Brown et Scodellaro 2023) : on pensera notamment aux travaux de Serge Paugam sur la nouvelle pauvreté (1991) et ceux sur l’attachement social (2023), aux recherches de Robert Castel sur la désaffiliation (1995) ou à l’ouvrage de Hervé Glevarec qui analyse la vulnérabilité des liens sociaux (2024). Mais la vulnérabilité est-elle uniquement synonyme de faiblesse ? Une autre tradition de recherche en sociologie l’analyse sous l’angle de la domination d’une minorité sociale (Thompson 1963 ; Scott 1985, 1990 ; Paugam 1991 ; Honneth 1992). Les notions de dignité, de mépris, de manque de reconnaissance et de souffrance sont convoquées dans l’étude de résistances ordinaires ou de contestations démocratiques portées par des personnes dominées souffrant de privation de droits. Il existe des formes de résistance quotidienne des dominés, un « pouvoir des faibles » étudié par les auteurs des Subaltern Studies (Chatterjee 2004, Chakrabarty 2000, Spivak 1988).

Pour ce troisième numéro de la revue Mutations en Méditerranée, les auteurs et autrices questionnent les vulnérabilités selon la capacité des individus à être affectés et à affecter en retour (Gilson 2014). Aussi, considérant la capacité d’agir des populations, y compris celles soumises au plus grand nombre de risques, les auteur·ice·s ont associé à leur réflexion la notion d’agentivité (Garrau 2021). Cette notion implique de questionner les différents rapports de force (environnementaux, socio-politiques ou économiques) et leurs effets sur l’individu et sa place dans le monde, ainsi que les différentes possibilités de réinvestissement et de réaction. Cette approche propose ainsi de renouveler la notion de vulnérabilité au prisme de la résistance, de la critique (théorique, politique, sociale) de l’autonomie, et invite à éclairer autrement les dynamiques sociales à l’œuvre en Méditerranée.

La Méditerranée comme espace de vulnérabilités sociales : genre, classes et âges en crise

La vulnérabilité étudiée dans ce dossier est d’abord celle qui touche aux caractéristiques sociales d’un groupe : vulnérabilités de genre, de classe, ou d’âge. La Méditerranée est un espace de tensions dans lequel les États cherchent à contrôler les mobilités. Les dynamiques d’accueil, de rejet ou de xénophobie révèlent la vulnérabilité de populations invisibles, stigmatisées ou exposées. Les auteurs et autrices présentent ces populations tout en interrogeant les limites des politiques publiques. Sont ainsi mises en évidence des formes de mobilisations de ces populations vulnérables et la manière dont elles investissent l’espace public.

Ainsi, dans son étude des professionnel·le·s de la petite enfance, Paul Luciani compare les vulnérabilités des professionnel·le·s dans une crèche en France et dans un jardin d’enfants en Tunisie. Son analyse, qui se base sur une étude ethnographique de longue durée, met en lumière les souffrances liées à la pénibilité du travail, aggravées par la précarité financière des structures et leur organisation très hiérarchisée. L’auteur montre comment les vulnérabilités peuvent s’entrecroiser avec la question du genre, centrale dans un secteur qui reste très féminin. Ce métier, souvent associé à un « travail d’amour », est très peu valorisé, pénible et parfois vu comme dégradant (Bertron et al. 2021 ; Unterreiner 2018). De même, son article vise à montrer comment l’organisation du travail, les hiérarchies internes et les ressources disponibles influencent la capacité de résistance des professionnel·le·s dans chacun des deux contextes. Il montre que si le travail est partout exigeant, les contextes nationaux modulent fortement la manière dont les professionnel·le·s peuvent faire face aux difficultés.

L’article de Llewella Malefant analyse quant à lui les effets du vieillissement de la population sur les littoraux du golfe du Lion, mettant en évidence un désajustement croissant entre dynamiques démographiques, politiques publiques et capacités territoriales d’adaptation. Dans cette région balnéaire du sud de la France, les hébergements initialement conçus pour le tourisme estival accueillent désormais une part importante de population âgée, dont les besoins évoluent vers des formes de dépendance insuffisamment anticipées. Les acteurs locaux, en particulier les collectivités littorales, font face à une pression croissante sans disposer des outils ni des ressources nécessaires pour répondre à la transition démographique en cours. Ce constat appelle une reconfiguration des politiques territoriales du vieillissement, intégrant de manière plus cohérente les enjeux de santé, d’habitat, de mobilité et de vulnérabilité sociale. Les littoraux apparaissent ainsi comme des espaces d’observation privilégiés et des terrains d’expérimentation pour une gouvernance renouvelée de l’adaptation au vieillissement.

Des minorités en quête d’émancipation

La vulnérabilité peut aussi concerner les populations s’identifiant comme des – ou relevant de – groupes subalternes. En effet, si au sein des sociétés méditerranéennes s’établissent des luttes de représentation et des rapports de force pour la détermination de normes dominantes, ceux-ci produisent en retour des catégorisations stigmatisantes. Dans ce contexte naissent des formes d’agentivité (communautaire, politique ou religieuse) où les groupes concernés détournent ou contestent les discriminations et étiquetages dont ils font l’objet. À travers les pratiques culturelles et sociales, ils affirment leur identité en contestant et en réinventant les normes imposées pour obtenir une forme de reconnaissance.

Dans une perspective micro-historique, l’article d’Emma Duteil met en lumière la capacité des cagots à agir sur leur propre destin. En se structurant pour défendre des droits sur le territoire pyrénéen ancré entre la France et l’Espagne, les cagots négocient les normes en vigueur et redéfinissent, à leur échelle, les rapports de pouvoir à l’époque moderne. Si la vulnérabilité des cagots se caractérise par des privations de droit et une situation d’oppression vis-à-vis d’une population dominante, l’article révèle néanmoins leur conscience aiguë de ce statut d’infériorité, ainsi que leurs mobilisations vis-à-vis de celui-ci. On parle alors de résilience des groupes dominés (Paugam, 1991). Dans un contexte de centralisation croissante du pouvoir royal aux xviie-xviiie siècles, les cagots renversent la tendance et apparaissent comme une communauté « qui se forge dans l’action plutôt que dans l’exclusion » (Duteil).

L’exemple du mouvement autonomiste corse dans l’entre-deux-guerres, analysé par Vincent Sarbach-Pulicani, illustre d’autres dynamiques complexes d’agentivité. Face à la centralisation française et à la marginalisation politique de ce groupe corse, l’article de Vincent Sarbach-Pulicani s’intéresse aux muvristes qui, en quête d’émancipation, adoptent une posture ambivalente mêlant résistance identitaire et dépendance à un soutien extérieur : le régime fasciste italien. Cette alliance révèle la vulnérabilité structurelle de cette minorité politique qui, tout en cherchant à subvertir les normes dominantes, s’expose à des compromis idéologiques et politiques susceptibles d’accroître son isolement. L’article démontre ainsi que la construction identitaire et la lutte pour la reconnaissance des minorités sont marquées par des tensions internes et des enjeux géopolitiques, soulignant la difficulté pour ces groupes de naviguer entre affirmation autonomiste et instrumentalisation extérieure.

La vulnérabilité peut également être discutée sous le prisme de la question de la spiritualité. Dans son article sur la résurgence contemporaine des cultes polythéistes antiques en Grèce et en Italie, Néphélie Skarlatos réalise une étude de cas des groupes YSEE (Conseil suprême des Hellènes ethniques) et Pietas. L’article propose de discuter de ces dynamiques religieuses minoritaires et des différents enjeux d’agentivité invoqués dans la difficulté d’accès à l’espace public (légitimation juridique pour l’accès aux sites antiques considérés comme touristiques ; et lutte contre la stigmatisation des pratiques avec des actions de médiation) et la recherche d’alternatives dans l’espace privé (privatisation pour la construction d’un site religieux ; aménagement d’un espace interpersonnel), avec des stratégies qui relèvent du « bricolage spirituel ».

Nature(s) et territoires en conflits

L’étude des vulnérabilités peut aussi être étendue au vivant. On entend ici la notion de vulnérabilité telle que celle proposée par Wisner et al. (2003, p. 11) : la « capacité à anticiper, répondre et se relever d’un danger ». Dans les années 1970 se développait déjà un courant en géographie pour agir sur les vulnérabilités et les risques potentiels : « le degré d’endommagement dû à l’exposition des enjeux [aux risques], puis par extension, au degré d’exposition [potentiel à ces risques], ce qui revient à insister sur l’aspect spatial des enjeux » (Veyret et Reghezza 2005, p. 64).

En Méditerranée, l’érosion côtière, la sururbanisation et le tourisme de masse sont des facteurs à l’origine de la fragilisation des littoraux. Certains territoires sont fortement exposés aux risques d’inondations comme la Camargue, le delta du Nil ou encore le delta du Rhône. Dans son article, Benjamin Hetherington interroge alors l’impact des activités humaines passées et présentes, mais aussi les politiques d’aménagement et la mobilisation des habitant·e·s vis-à-vis de la résilience de ces espaces face aux menaces climatiques. Le cadrage en « solutions fondées sur la nature » (nature-based solutions, NbS) qui est largement mobilisé dans l’article, (SfN) est ambivalent selon Ben Hetherington : utile pour restaurer des fonctions écologiques à moindre coût, ce cadrage est perçu par certains comme un abandon du territoire, ne résolvant pas à lui seul les dimensions sociales telles que le déclin industriel en Camargue et l’isolement social et économique de la région et de ses habitants. Ainsi, les différents acteurs définissent différemment la notion de « vulnérabilité » : espèces et habitats pour les protecteurs de l’environnement, activités économiques et identité locale pour les habitants des lieux et les producteurs de sel.

Cet axe s’intéresse aux transformations des paysages et des usages du sol, en particulier sur le littoral méditerranéen français où les tensions sont fortes. Ce dernier article tente d’expliquer les tensions qui existent entre l’attractivité économique et la préservation du littoral méditerranéen français, à partir du cas d’étude de la Camargue. L’équilibre des droits d’usage locaux apparaît alors comme un facteur clé dans la gestion de ces espaces fragiles, ces droits étant régulièrement au centre de tensions entre résidents, autorités étatiques et groupes de défense de l’environnement.

Objet d’une attention académique et scientifique renouvelée, la vulnérabilité et l’agentivité qui lui est associée sont des thématiques éminemment contemporaines. Ce troisième numéro de la revue Mutations en Méditerranée démontre à quel point la notion plurivoque de vulnérabilité traverse des perspectives multiples : sociales, politiques, identitaires, territoriales et environnementales. Qu’il s’agisse des professionnel·le·s de la petite enfance ou des personnes âgées sur les littoraux surexposés, des minorités stigmatisées en quête de reconnaissance politique, religieuse ou culturelle ou encore des territoires côtiers menacés par les effets du changement climatique et les conflits d’usage, les contributions montrent que les situations de vulnérabilité ne doivent pas seulement être appréhendées comme des états de faiblesse, mais aussi comme des points de bascule potentiels vers l’action, la contestation ou la recomposition des rapports de pouvoir. Elles soulignent comment les vulnérabilités donnent souvent lieu à des formes d’agentivité individuelles ou collectives qui permettent aux acteurs de résister, de s’adapter ou de redéfinir les normes et espaces dans lesquels ils évoluent. Ces approches invitent ainsi à repenser la Méditerranée comme un territoire vivant, traversé par des dynamiques (parfois imperceptibles) de luttes, de revendications et de réinventions.

Bertron Caroline, Barbier Pascal, Pellissier-Fall Anne, Seiller Pauline et Hertzog Irène-Lucile, 2021, « Des professionnelles de la socialisation : visibilité du travail, normes professionnelles et clivages sociaux chez les assistantes maternelles », Sociologie, vol. 12, n° 2, p. 149‑168.

Brown Elizabeth et Scodellaro Claire, 2023, « Les violences envers les populations vulnérables : des réciprocités complexes », Populations vulnérables, n° 9.

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Gilson Erinn, 2014, The Ethics of Vulnerability: A Feminist Analysis of Social Life and Practice, Routledge Studies in Ethics and Moral Theory.

Glevarec Hervé, Combes Clément, Nowak Raphaël et Cibois Philippe, 2024, Sortir : sociologie des sorties culturelles des Français·es, Le Bord de l’eau.

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Veyret Yvette et Reghezza Magali, 2005, « Aléas et risques dans l’analyse géographique », Annales des mines, vol. 40, p. 61‑69.

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