Les cimetières européens en Algérie depuis 1962 : un territoire favorable à la prise de parole de part et d’autre de la Méditerranée ?

European cemeteries in Algeria since 1962: fertile ground for speaking out from both sides of the Mediterranean

Margot Garcin

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Margot Garcin, 2023, “Les cimetières européens en Algérie depuis 1962 : un territoire favorable à la prise de parole de part et d’autre de la Méditerranée ?”, Mutations en Méditerranée, no 1, mis en ligne le 01 novembre 2023, consulté le 16 mai 2024. URL : https://www.revue-mem.com/232

Depuis 1962 et l’exil des populations européennes, les cimetières français en Algérie sont devenus des vestiges de la présence coloniale au cœur des espaces urbains. Ne faisant plus partie du processus de deuil familial puisque les descendants se sont physiquement éloignés, les cimetières constituent un thème privilégié d’échanges entre de nombreux acteurs. En effet, les autorités françaises comme les autorités algériennes, la communauté des Européens d’Algérie, les associations de rapatriés et les Algériens eux-mêmes prennent la parole autour de ce lieu. Les thématiques abordées qui suscitent la prise de parole sont variées, allant de la demande d’informations et des requêtes relatives au rapatriement de corps à la recherche de responsabilités. Les cimetières sont devenus en ce sens depuis 1962 un objet complexe cristallisant à la fois les conflits tout en générant de nombreuses interactions. Au travers de cette étude, il s’agira de voir comment les morts mettent en relation les vivants et leur permettent de prendre la parole de part et d’autre de la Méditerranée.

Since 1962 and the exile of European populations, French cemeteries in Algeria have become vestiges of the colonial presence in the heart of urban spaces. No longer part of the family mourning process, since the descendants have physically moved away, the cemeteries trigger exchanges between many actors. Indeed, the French authorities, the Algerian authorities, the community of Europeans from Algeria, associations of repatriates and the Algerians themselves speak out about these places. The issues addressed here and which give rise to the discussion are varied, ranging from requests for information, to requests for the repatriation of bodies, to the search for responsibilities. In this way, since 1962, cemeteries have become a complex object that crystallizes conflicts and generates numerous interactions. The goal of this study is to see how the dead is connected to the living and have allowed them to speak out since 1962 on both sides of the Mediterranean Sea.

Issu d’une thèse en cours, cet article reflète l’état d’avancement de mes travaux reposant en partie sur une enquête de terrain menée entre 2022 et 2023. Le choix a été fait dans la recherche d’exclure les cimetières israélites qui constituent en soi un sujet à part et qui ont donné lieu par ailleurs à des publications. Voir à ce sujet les travaux de Y. Scioldo-Zurchers sur le cimetière juif d’Oran.

This article is the result of a thesis being prepared and reflects the state of progress of our work, which is based in part on a field survey conducted between 2022 and 2023. The choice was made in the research to exclude Jewish cemeteries, which are in themselves a separate subject and which have been published somewhere else. See on this subject the work of Y. Scioldo-Zurchers on the Jewish cemetery of Oran.

Introduction

Lors de son allocution au cimetière de Saint-Eugène à Alger à l’occasion d’un dépôt de gerbes le 6 avril 1989, le président de l’Association pour la sauvegarde des cimetières d’Algérie (ASCA) déclarait : « Le respect des morts et la mémoire des vivants est pour nous la mémoire collective d’un peuple ; voilà pourquoi l’ASCA a été créée par votre serviteur, conscient que les morts restent le lien charnel qui nous attache à cette terre algérienne ». Cet exemple de prise de parole permet de saisir le lien qui unit les rapatriés à l’ancienne colonie au travers de leurs morts dont les dépouilles inhumées avant 1962 sont restées sur place. Ces corps sont au cœur de l’enquête en cours menée dans le cadre d’une recherche doctorale.

Les dépouilles sur lesquelles portent cette étude renvoient au processus de colonisation initié par la France en Algérie à partir de 1830, marqué par l’arrivée de vagues migratoires successives en provenance des rives nord de la Méditerranée. Ayant participé à l’enracinement d’une population désignée sous le terme d’« Européens d’Algérie », ces migrations ont fait de ce territoire une colonie de peuplement au point qu’au début des années 1950, on compte environ un million d’Européens pour huit millions d’Algériens (Despois 1956). Coloniser un territoire, c’est le peupler, l’habiter, y vivre et y mourir. En s’installant en Algérie, les Européens y ont implanté leurs rites et leurs modes de vie et y ont fondé leurs cimetières qui sont venus se superposer au paysage funéraire existant composé des cimetières musulmans et israélites. Par cimetières européens, nous entendons les cimetières regroupant les sépultures des catholiques, protestants et israélites, naturalisés français ou non, regroupés dans des nécropoles dont la mise en place est liée à la colonisation. Répondant initialement à des fins militaires, ces lieux se sont peu à peu agrandis et ont évolué vers un usage civil sous l’impulsion des autorités françaises qui se sont appliquées à transposer la législation métropolitaine en contexte colonial. La mise en place du décret de Prairial en Algérie à partir de 1851 (Carol et Bertrand 2016) qui légifère sur les sépultures en est l’exemple le plus significatif. Dans cette perspective, depuis l’indépendance de l’Algérie, le cimetière européen est devenu un objet complexe : vestige de la présence coloniale dont ont hérité les autorités algériennes, il est investi à l’inverse d’une dimension affective très forte pour les rapatriés. Cette relation affective ne tient pas qu’à la fonction dévolue au cimetière contemporain dans le cadre de la transition funéraire (Bertrand 2011), perçu comme le lieu où se déploie un culte des morts qui irrigue la mémoire familiale ; elle reflète aussi de forts enjeux collectifs dans la mesure où ces cimetières sont construits socialement et culturellement par les rapatriés comme des lieux de mémoire « communautaire1 ». Rendre compte de l’ensemble des processus qui participent de cette construction mêlant commémorations privées et deuils publics excéderait la finalité de cet article. La collecte des données de cette enquête en cours repose sur les fonds conservés au centre des archives diplomatiques de Nantes, notamment les archives de l’ambassade et des différents consulats. Ce corpus se compose essentiellement des correspondances officielles entre les autorités françaises et algériennes, ainsi que des lettres des familles. Ces documents sont accompagnés de photographies et d’état des lieux des cimetières. Ces dossiers laissent apparaître une multiplicité de scénarios par lesquels les acteurs interagissent autour des cimetières européens : in situ comme dans l’exemple de l’ASCA cité plus haut ou bien sur la toile ; à travers le prisme associatif ou à travers des pratiques d’écriture relevant du for privé. Parmi ces cas de figure, nous faisons le choix d’aborder celui qui met les deux belligérants de la guerre qui se termine en 1962 face au problème du devenir de ces cimetières. Quelles prises de parole suscitent les nécropoles européennes, sacralisées pour les rapatriés, devenues un patrimoine encombrant pour les Algériens ? Au-delà du sens générique donné à cette catégorie (la parole s’entend comme l’ensemble des échanges entretenus entre des acteurs variés), il sera question d’attribuer une valeur heuristique à cet acte de prendre la parole dans le contexte de notre sujet.

Les débats que nous étudierons mettent en jeu une approche anthropologique du corps mort (Louis-Vincent 1975 ; Bertherat 2015) dans un contexte de décolonisation. Ils ont cela d’intéressant qu’ils permettent de relativiser la césure de 1962. Si cette date apparaît en effet dans l’historiographie comme une année de rupture qui marque la fin d’une cohabitation forcée entre deux groupes, le cimetière européen constitue un objet permettant de dépasser ce point de bascule. Dans sa matérialité, le cimetière européen subsiste après l’indépendance et se caractérise par sa capacité à générer de multiples interactions entre acteurs. Il est donc un lieu qui oblige à dialoguer au-delà de la guerre, conversation engageant des vivants à propos des morts et de leurs sépultures. Lors du premier décompte réalisé en 1963 par les autorités françaises, le nombre de cimetières européens en terre algérienne est évalué à 430, abritant 220 000 tombes. Que faire de ces tombes une fois la migration de décolonisation advenue ? La proclamation de l’indépendance pose ainsi rapidement la question de la gestion partagée de ces lieux dont chaque État se saisit en fonction de logiques concurrentes : d’un côté il s’agit de préserver la sacralité des lieux et de faire entendre le droit des morts à reposer en paix ; de l’autre le légataire se retrouve dans la situation de gérer les défunts des « autres » non seulement comme un héritage indésirable du point de vue symbolique mais aussi dans une perspective toute matérielle, au détriment des vivants dans le cadre d’une lutte pour le sol liée à la pression foncière qui s’exerce en milieu urbain.

Le sort réservé à ces dépouilles et aux lieux qui les abritent a produit une documentation, constituée non seulement des échanges à ce sujet entre les deux États mais aussi avec leurs populations respectives qui communiquent également entre elles. Ces sources représentent un corpus diversifié de documents, hétérogènes par leur nature, par leurs auteurs, par les thématiques abordées ou encore la période couverte (des années 1960 aux années 2010). Cet article, qui repose sur un des aspects d’une recherche en cours menée dans le cadre d’une thèse de doctorat, se fonde sur l’étude de documents produits par les autorités françaises en poste en Algérie à compter de 1962, que ce soit depuis l’ambassade d’Alger comme des différents postes consulaires.

C’est moins en tant que lieu de mémoire pour les rapatriés que comme sujet sensible disputé entre l’ancienne métropole et le nouvel État algérien que les cimetières européens seront donc analysés ici. Ils sont interrogés au regard de la capacité des morts qu’ils abritent à mettre en relation des vivants, à leur faire prendre la parole. Si les débats que ces nécropoles suscitent révèlent les regards que portent deux sociétés l’une sur l’autre, ils montrent aussi la complexité des interactions entre chaque État et leurs ressortissants ainsi qu’entre les rapatriés et les Algériens.

Prendre la parole au sujet des cimetières

La prise de parole suscitée par le devenir des cimetières européens se fait dans un contexte dominé par deux éléments au-delà de 1962 : la diminution du peuplement européen sur le terrain, le développement de relations bilatérales entre l’État français et le nouvel État algérien marquées par le passif de la guerre (Branche et Thénault 2008). Il s’agit dans un premier temps de questionner notre corpus composé de documents produits ou reçus par les autorités en s’interrogeant sur qui parle et de quoi. À cette fin, on mobilise divers types de sources : échanges entre autorités des deux pays, correspondances avec les anciennes populations européennes d’Algérie, correspondances privées.

Des acteurs institutionnels aux acteurs sociaux

À la suite de la signature des accords d’Évian en 1962, les populations européennes laissent derrière elles leurs morts inhumés dans des cimetières qu’elles ont créés et qui sont le symbole de leur ancrage sur le territoire algérien depuis plusieurs générations. De leur point de vue, la sauvegarde de ces lieux est un enjeu qui met en jeu la sacralité du repos des morts dans le cadre de la société de conservation (Urbain 1978), mais aussi dans la configuration postcoloniale propre à notre recherche (Rahal 2022). Quelle forme prend ce débat et qui l’anime ?

Les acteurs institutionnels sont les premiers à entrer en lice. Ils sont engagés dès 1963 sur cette question à travers l’intervention du président Ben Bella qui dialogue avec les autorités françaises au travers de l’ambassadeur en poste sur place. Une lettre rédigée depuis l’ambassade en 1965 mentionne ainsi que « le Président Ben Bella a vivement réagi devant les photographies des cimetières dévastés qui lui ont été présentées le 18 mars » (MAE-CADN2 – 21PO/1/273). Même si ces propos ne nous éclairent pas de façon approfondie sur la position du président algérien, nous constatons que le devenir des cimetières européens engendre des discussions au plus haut niveau de l’État. Un échange de lettres le confirme, publiées respectivement au Journal officiel de la République algérienne le 19 juillet 1968 et au Journal officiel de la République française du 10 août de la même année. La publication de cette correspondance entre les autorités françaises et le ministre algérien des Affaires étrangères, A. Bouteflika, inscrit la question des cimetières européens dans l’agenda politique du moment. Cette correspondance définit les champs de compétences des acteurs qui interviennent dans le périmètre des nécropoles : les autorités municipales algériennes ont à leur charge l’entretien des cimetières, celui des tombes incombe aux familles des défunts en tant que titulaires des concessions, comme c’était déjà le cas avant 1962. L’intérêt de cette publication est aussi d’afficher de manière officielle la politique de regroupements de certains cimetières européens pour laquelle l’Algérie a opté et sur laquelle nous reviendrons. Entre permanence (gestion partagée du cimetière entre autorités municipales et acteurs privés) et nouveauté (à travers la politique des regroupements), cette question est donc bien prise en compte. Aux côtés des autorités consulaires et de l’ambassade de France, d’autres acteurs interviennent dans le débat, correspondant aux familles de rapatriés. Les représentants du corps diplomatique s’imposent comme l’interlocuteur privilégié entre ces citoyens français et les autorités algériennes, notamment lorsqu’une translation de corps est en jeu ou dans le cadre des procédures de regroupement des cimetières européens initiées à partir de 1963 et rendues effectives en 1968. Cette politique s’avère d’emblée sensible comme le révèlent les sources consulaires qui font état des craintes qu’elle suscite auprès des populations rapatriées. Dans une note à l’attention de l’ambassadeur en date du 17 juin 1967, le conseiller technique à l’ambassade de France écrit à ce propos :

Je ne pense pas qu’il soit souhaitable d’alerter l’opinion publique, et particulièrement les rapatriés, par un communiqué de presse, bien qu’il soit nécessaire de publier au Journal officiel l’accord franco-algérien. La publicité des mesures de regroupement envisagées entraînerait des réactions de toute nature, voire contradictoires, et, en tous cas, un afflux de lettres. De plus, certaines familles pourraient s’opposer au déplacement de la tombe familiale. Les cimetières ne seraient alors qu’en partie relevés et des tombes resteraient sur place, exposées aux dégradations et aux profanations. Le problème de la sauvegarde ne serait donc qu’en partie résolu. A mon avis, l’opération de regroupement est une opération de sauvegarde, d’ordre public, à laquelle ne sauraient s’opposer des considérations d’ordre privé (MAE-CADN – 21PO/1/680).

Cet extrait nous informe sur la procédure et les avantages qu’elle présente pour les familles : consentir au regroupement garantit la conservation des tombes et de leurs restes, s’y opposer expose au contraire à la dégradation des sépultures, voire à leur disparition. Le terme consentement est-il toutefois pertinent ? Le conseiller de l’ambassade fait en effet peu de cas de la volonté des familles. Alors que ce désir s’inscrit dans le registre de l’affect et du culte des morts, prime la supériorité de la logique publique légitimée par des impératifs relevant de l’ordre public. La solution privilégiée est donc de limiter les effets d’annonce parmi les Européens d’Algérie afin de neutraliser les ressorts d’un « pathos » familial. On redoute explicitement que la circulation de nouvelles engendre des réactions conflictuelles. Au-delà de la publication au Journal officiel de décisions relevant d’accords bilatéraux, les rapatriés sont informés par le biais de relations privées maintenues dans les années 1960 avec les Européens qui continuent à vivre sur le territoire algérien. Cette catégorie constitue un autre acteur social qui prend part au débat et qui est visible dans les sources produites par les autorités françaises. Un document en date du 13 juillet 1965 atteste de l’implication de ces populations, elles aussi concernées par le regroupement des cimetières : « […] il conviendrait de publier, également, un avis identique dans la presse algérienne (dans un journal de chacune des trois régions), pour que les familles qui s’y trouvent encore et auraient des parents dans les cimetières évacués, puissent également faire connaître leurs observations » (MAE-CADN – 21PO/1/680 – 13 juillet 1965). Ces deux exemples illustrent donc l’importance pour les autorités de communiquer avec leurs ressortissants, restés sur place ou revenus en métropole, et toutes les difficultés que cette question du regroupement est susceptible d’engendrer (Simon 2011).

L’objet de la prise de parole : le devenir des sépultures

Le cadre législatif prévalant à partir de 1968, qui clarifie la situation, a aussi pour conséquence de favoriser les échanges entre les différents protagonistes de la préservation des cimetières européens. Les autorités françaises occupent une position éminente dans ce dialogue en ayant le devoir d’informer les familles dont les caveaux sont en déshérence ou qui sont touchés par les mesures relevant de l’aménagement du territoire. La lecture de la documentation consulaire confirme le rôle joué par les représentants de l’État tant en métropole qu’en Algérie : même quand elles ne sont pas affectées par la politique de regroupement des cimetières, les familles consultent directement les autorités françaises dès qu’elles cherchent à s’informer sur le devenir de la tombe familiale. L’ambassade et les consulats endossent ainsi le rôle de médiateur entre les rapatriés, éloignés du territoire où reposent leurs morts, et les autorités algériennes. Il s’agit pour les familles de poser des questions au sujet de l’état des cimetières et de la présence, ou non, de profanations. Dans une lettre de 1977, une rapatriée contacte ainsi l’ambassade de France afin de « savoir si le cimetière de Taine dpt Alger est toujours respecté. J’ose espérer que vous voudriez bien me faire répondre afin de me tranquilliser car dans ce cimetière reposent mon cher papa et mon bébé » (MAE-CADN – 21PO/1/273). La réponse du consul envoyée quelques jours plus tard précise que « les tombes du cimetière de Taine ont été regroupées, en 1971, dans des columbariums au cimetière d’El-Asnam » (MAE-CADN – 21PO/1/262), ce que l’interlocutrice semblait ignorer. Ce document assure donc que les informations ne circulent pas aussi fluidement que ce que les autorités laissent penser. Cette mère apprend six ans après que la tombe de son enfant a été l’objet d’un regroupement, preuve que le suivi des sépultures est difficile à mettre en œuvre pour les familles.

Comme je l’ai souligné, cette documentation fait apparaître un autre acteur, souvent hors champ, dans le circuit informatif qui met en jeu un réseau de connaissances qui soit sont restées sur place soit vivent en France. La circulation de l’information n’est donc pas que verticale, mais aussi horizontale. La thématique des profanations des sépultures est particulièrement sensible dans ce type d’échanges. Elle questionne les responsabilités et donne l’occasion de souligner l’inaction des autorités des deux pays. Une lettre envoyée par un Français depuis Bône le 15 août 1970 à l’ambassadeur de France insiste sur le fait que « Nous avons un consul qui s’occupe plus des Algériens que des Français » (MAE-CADN – 21PO/1/262) ou encore « Je pensais que vos services auraient pu, par leur surveillance, permis [sic] que ce sacrilège soit évité […] » (MAE-CADN – 21PO/1/273). Les rapports des ressortissants avec leurs tutelles présents sur le territoire algérien sont donc loin d’être toujours harmonieux. Au-delà des griefs adressés au personnel consulaire, ces courriers nous apprennent également comment la question des cimetières est prise en charge par ce dernier. Dans la majorité des cas recensés, les demandes reçues entraînent l’envoi d’une délégation sur place afin de dresser un état des lieux et de répondre personnellement aux requêtes. Les réponses aux familles sont ainsi directement signées par l’ambassadeur ou le consul en poste. La plupart du temps, les autorités françaises tendent à rassurer les rapatriés sur la situation des nécropoles. Les correspondances avec les familles, dont on retrouve des traces dans les archives jusque dans les années 1980, ont donc essentiellement pour objectif de faire le pont entre autorités algériennes et ressortissants français. En l’état du dépouillement des sources, la décennie 1980 semble marquer un tournant. Bien que nous n’ayons pas encore procédé à une analyse lexicométrique de ce corpus, sa lecture fait ressortir de nouvelles craintes. Alors que durant les années précédentes les courriers consistaient en simples demandes d’informations, la formulation s’oriente davantage à la recherche des coupables des dégradations qui restent la préoccupation majeure de ces écrits. Ainsi dans une lettre envoyée le 12 novembre 1992 par un rapatrié installé dans le sud-est de la France, le gouvernement français est stigmatisé :

Après les massacres et les profanations de tombes sans que les familles ne le sachent et sans contestation ou intervention du Gouvernement français, c’est maintenant le transfert des Morts sans consultation des familles. Ce Pays des DROITS DE L’HOMME OU LES VALEURS RÉPUBLICAINES sont tant décriées ferait-il abstraction de sentiments tels que : LE RESPECT DES MORTS et de LA MÉMOIRE [sic] (MAE-CADN – 21PO/3/122)

Le vocabulaire employé et l’usage des lettres capitales montrent bien que les familles ont largement dépassé leur seuil de tolérance vis-à-vis du sort des sépultures et de leurs restes mortels. Alors que la profanation des tombes est en soi une violation inadmissible, la translation des corps aggrave le préjudice dont les individus se sentent la cible.

La question de la profanation des cimetières, un observatoire des relations postcoloniales ?

À l’origine de l’information : des acteurs de terrain au rôle des rumeurs

La question de la profanation des cimetières est épineuse à gérer pour les représentants des autorités françaises et constitue un élément factuel qui suscite de nombreux débats. Dans une lettre du 9 octobre 1976 (MAE-CADN – 21PO/1/273) adressée à l’ambassadeur, un rapatrié explique qu’il a été informé par « des amis résidant encore en Algérie » (MAE-CADN – 21PO/1/273) sur la situation du cimetière d’Oued-Athmenia situé dans le département de Constantine. Se trouvant lui-même dans l’impossibilité de se « déplacer pour étudier toute solution propice au règlement de cette douloureuse affaire », il sollicite l’ambassade pour trouver des solutions. À travers l’expression « douloureuse affaire », l’auteur de la lettre fait allusion à la profanation de tombes et aux destructions dont ce cimetière a été l’objet. Le fait que l’état de ce cimetière lui ait été révélé par des amis résidant encore en Algérie montre l’intensité de la circulation des nouvelles à ce sujet. Loin de se réduire à un face-à-face entre l’ancienne métropole et le pouvoir algérien, le devenir des cimetières européens témoigne que les acteurs de terrain engagés dans cette veille informative relèvent d’espaces multisitués géographiquement parlant (entre rapatriés et Européens restés en Algérie) et pour ce qui concerne les appartenances des locuteurs (nous verrons que la parole circule aussi entre rapatriés et Algériens). Les références précises font souvent défaut dans les sources pour qu’on puisse identifier plus précisément ces réseaux de proches qui fournissent des informations. Dans une communication destinée à la presse (sans autre précision) et envoyée parallèlement au consul de France à Alger par un ancien des PTT, ce dernier s’adresse aux rapatriés pour préparer la fête de la Toussaint, dont on sait la place particulière qu’elle tient dans le calendrier religieux dédié au culte des morts. À propos de ses sources d’information sur le territoire algérien, l’auteur de cette lettre mentionne divers acteurs appartenant à des mondes qu’on pourrait penser étanches entre eux : outre le consul d’Alger, il est fait allusion à un « responsable qualifié et ami de vieille date » ainsi qu’à un « ministre Algérien [sic] » (MAE-CADN – 21PO/1/262). Il est difficile à ce stade de monter en généralités et de vérifier la porosité des réseaux français et algériens qui ont été ici activés. La difficulté à se rendre facilement en Algérie favorise en tout cas la circulation de nouvelles de part et d’autre de la Méditerranée par l’intermédiaire de lettres.

Si les acteurs de terrain sont des agents importants qui informent sur l’état des cimetières européens, les sources épistolaires font ressortir également la fonction représentée par la rumeur dans cette économie de l’information. Nouvelle incontrôlée qui se répand en se déformant et en s’amplifiant, la rumeur est un objet complexe que l’on peut envisager comme une « réponse collective inconsciente à un dérèglement de l’ordre social, comme la résurgence chronique de la “pensée primitive” dans les sociétés modernes ou encore comme l’actualisation du fonds mythologique d’un groupe social » (Aldrin 2003, p. 126). Les récits rumoraux nous intéressent ici comme s’inscrivant « dans les pratiques sociales de la prise de parole » (Ibid.). Si les sources sont peu prolixes sur le processus de production de ce type de nouvelle, le contexte qui préside à leur réception explique la propension à créer de fausses informations, et participe de l’imaginaire de la catastrophe et de l’exode. Il s’agit par exemple de l’éloignement géographique des rapatriés vis-à-vis du terrain où ils sont nés ; de l’incertitude dans laquelle ils se trouvent de documenter factuellement la situation des sépultures familiales ; de l’enjeu que recèle en termes affectifs et émotionnels le sort des restes mortels de leurs ancêtres ; ou encore du caractère anxiogène lié au risque de profanation qui touche du point de vue anthropologique la sacralité des corps morts. La circulation de la parole entre acteurs sociaux d’une rive à l’autre interroge. Elle semble accréditer l’idée selon laquelle les informations transmises, soit par des amis qui se sont rendus en Algérie, soit par ceux qui y vivent encore, participent d’un régime de vérité. En effet, la proportion de rapatriés qui se rend dans les cimetières européens en Algérie ne cesse d’augmenter sur toute la période. Les voyages sont l’occasion de rapporter en France des informations et des photographies des cimetières. À rebours de ce phénomène, les autorités consulaires s’attachent à déconstruire les rumeurs. Suscitant une vive émotion chez les familles, elles obligent en effet les représentants diplomatiques français à les démentir ou à en atténuer les effets. Cela implique de vérifier la véracité des informations, de détricoter ces faux bruits directement auprès des familles qui les contactent, comme le manifeste la lettre envoyée par un rapatrié à l’ambassadeur le 9 octobre 1976 : « J’apprends par des amis résidants encore en Algérie, que le cimetière du village d’Oued-Athmenia (Dept de Constantine) a été profané il y a quelques semaines et que toutes les tombes et caveaux, dont le mien, auraient été détruits » (MAE-CADN – 21PO/1/273). Décrire la situation sur place dans le but de rassurer leurs interlocuteurs fait partie des fonctions du personnel consulaire comme en atteste une lettre du consul en poste à Constantine en 1976 adressée à un rapatrié l’ayant contacté au sujet de l’état du cimetière d’Oued-Athemia, citée précédemment. Dans cette lettre, le consul explique : « Il semble que l’on vous ait donné une image qui peut être grossie des faits et des destructions constatées, d’ailleurs anciennes ». Cette remarque nous renseigne sur le caractère anxiogène de la question des profanations de sépulture, d’autant plus présente qu’elle cristallise une série de fantasmes chez les Européens d’Algérie.

La question des profanations de sépultures : fantasme ou réalité ?

On attend de l’enquête orale qui viendra compléter le dépouillement des sources qu’elle confirme ou infirme le rôle des voyages des rapatriés sur le territoire algérien dans la circulation de ces nouvelles. Divers éléments ressortent des sources au sujet de cette pratique. Ce tourisme d’ordre funéraire permet en premier lieu aux rapatriés d’avoir une expérience directe de l’état des cimetières. Une lettre rédigée par l’ambassadeur de France et envoyée en 1972 aux autorités algériennes par l’intermédiaire du chef de la Daïra de Mers-el-Kébir le souligne :

[…] d’anciens résidents français d’Algérie reviennent de plus en plus nombreux pendant les vacances sur les lieux où ils sont nés et ont vécu et vont se recueillir sur les tombes de leur famille. […] Certains mêmes à leur retour en France saisissent les plus hautes instances de leur triste expérience, ce qui ne manque pas de provoquer de pénibles enquêtes (MAE-CADN – 21PO/1/262).

Cette source témoigne en même temps que les retombées de ce tourisme inquiètent les autorités françaises qui cherchent à apaiser les tensions engendrées par la gestion des cimetières. Une telle attitude est visible dans une note destinée à l’ambassadeur de France en Algérie en date du 17 juin 1967, déjà citée (MAE-CADN – 21PO/1/273) dans cet article. L’objectif est ici clairement de minimiser les conflits et de limiter l’afflux de lettres dominées par des considérations d’ordre privé. La distance géographique née du rapatriement, qui sépare les familles vivant en métropole de leurs morts, accentue ce processus de quête des ancêtres. Alors que les rapatriés semblent attendre de ces voyages un effet réparateur, ces derniers sont appréhendés comme étant problématiques par les autorités comme le montre une lettre adressée au ministre des Affaires étrangères en 1967 au sujet de la politique de regroupement : « La publicité inévitable faite autour de cette opération attirera l’attention sur le problème des cimetières français en Algérie, suscitera des voyages, des visites, des relations et des polémiques sur un état de choses auquel il n’aura pas encore été remédié » (MAE-CADN – 21PO/1/273). La volonté de tourner la page de l’histoire qui passe par l’oubli des morts semble toutefois peu compatible avec la mémoire familiale cultivée par les rapatriés.

Le risque de profanation des cimetières hante les Européens d’Algérie. Il est alimenté par la presse écrite et audiovisuelle publiée et diffusée depuis la métropole qui se fait la courroie de transmission de ce potentiel sacrilège. Les médias participent en ce sens à la diffusion d’une parole alarmiste qui fait le pont entre les deux rives et reflète autant qu’elle alimente les angoisses des rapatriés. On voit ce mécanisme à l’œuvre à travers l’impact d’un article publié dans le journal L’Aurore3 le 10 décembre 1976 au sujet du regroupement de certains cimetières. Cette publication engendre une vague de lettres en provenance de France qui font part de l’inquiétude des familles vis-à-vis « du sort réservé aux sépultures qu’ils ont laissées dans les cimetières situés dans la circonscription consulaire d’Oran » (MAE-CADN – 21PO/1/273). Les archives de l’ambassade de France à Alger comptent six réponses adressées à ces interlocuteurs qui se questionnent à la fois au sujet du regroupement des cimetières mais aussi des profanations potentielles de tombes. Cette confusion, qui montre la difficulté à identifier la réalité des situations, est un marqueur du désarroi qui habite les rapatriés. Cette configuration éclaire à nouveau le rôle de médiateur qu’essaient de jouer les autorités françaises auprès de leurs ressortissants. Dans le cas présent, le consulat insiste sur le fait que les informations publiées par L’Aurore sont sans fondement. La réponse adressée par le consul de Constantine à un rapatrié le 7 novembre 1976 va dans le même sens. Comprenant l’émotion et la peine de son correspondant, le consul tente de démêler le vrai du faux. Fort de sa présence sur le terrain, il donne des nouvelles du caveau familial en rendant compte des dommages effectivement subis : « des plaques de marbre ont été enlevées ou cassées […] ». Il en profite pour présenter les dispositifs que la famille peut actionner pour échapper à cette situation : le rapatriement des corps en France, leur transfert dans un caveau à Constantine, le renforcement du caveau sur place. Parallèlement, le consul signale l’existence d’acteurs locaux en mesure de jouer les intermédiaires, telle l’Association de sauvegarde des sépultures françaises. Il rend compte du travail effectué par cette dernière en encourageant le développement de liens entre rapatriés et acteurs de terrain. « Le dévouement et la conscience [de son] président » sont mis en lumière. Ces associations sont présentées par le consul comme les interlocutrices directes des autorités municipales algériennes et détenant des solutions concrètes.

Toutefois, les pistes ainsi suggérées ne soulagent sans doute que partiellement les familles bel et bien confrontées à la réalité de ces saccages. Ces dégradations sont à maintes reprises évoquées dans nos sources, y compris tardivement. Dans un courrier envoyé en 1980 par le consul général de France à Constantine au président de l’Assemblée populaire communale de Stora dans la wilaya de Skikda, le représentant français met en lumière la situation du cimetière de la localité : « […] je me suis rendu sur place il y a quelques jours pour me rendre compte par moi-même de la situation. J’ai eu le regret de constater que cette nécropole ne faisait l’objet d’aucun gardiennage et que l’accès y était ouvert à quiconque, mais aussi que beaucoup de sépultures avaient été violées, les cercueils brisés et les ossements dispersés au milieu des allées » (MAE-CADN – 21PO/1/262 – 30 avril 1980). Si cet exemple montre que les autorités françaises remplissent un rôle d’alerte auprès de leur homologue algérien, il illustre aussi l’ampleur des destructions.

Figure 1. Saccage d’une sépulture

Figure 1. Saccage d’une sépulture

Photo prise par le consul d’Oran en 1975
MAE-CADN, consulat général de France à Oran, 492PO/E/198
Avec l’aimable autorisation du Centre des Archives diplomatiques de Nantes

Cette photographie a été adressée par le consul d’Oran à l’ambassadeur, sous pli confidentiel en 1975. Selon son auteur, elle a été prise dans les cimetières de Sidi-Benyebka (ex-Kléber) et El Maghoum (ex-Sainte-Léonie)4 en réponse à « diverses démarches effectuées auprès de mes services par d’anciens Français d’Algérie venus se recueillir sur la tombe de leurs défunts et gravement affligés par le spectacle […] ». Dans sa lettre, le consul insiste sur le fait que cette photographie repose sur une initiative personnelle. Le consul souligne le fait qu’il a contacté le wali d’Oran et l’ambassadeur de manière confidentielle pour qu’ils jugent « de l’étendue de dégâts et déprédations qui, bien loin de s’atténuer avec le temps, semblent au contraire s’accélérer et s’accentuer » (MAE-CADN – Oran – E – 198). Cette photographie de l’intérieur du caveau met en avant l’ampleur des profanations du cimetière. Ainsi, nous pouvons y voir un cercueil éventré laissant apparaître un corps et en particulier une main en état de décomposition avancée.

La banalité des destructions est une préoccupation pour les autorités consulaires qui échangent abondamment autour de cette question avec l’État algérien, dès l’indépendance. Les circuits par lesquels le corps diplomatique français est informé de ces profanations sont divers. Les entrepreneurs des pompes funèbres peuvent ainsi se mobiliser, tel celui qui informe directement le consul de l’état des lieux du cimetière de Berthioua, ex-Porthus Magnus dans la wilaya d’Oran le 8 octobre 1969 (MAE-CADN – Oran – E – 198). Plus rarement des membres de la société algérienne interviennent dans le débat. Le 24 août 1988, un certain Merdj-Bouhalloufa résidant à El-Hmadna dans la wilaya de Relizane prend ainsi le parti de rendre compte à l’ambassadeur de France de la situation du cimetière de sa localité :

J’ai très respectueusement, l’honneur de vous demander d’intervenir auprès des services concernés de l’hygiène pour leur ordonné [sic] de reconstruire les dégâts des cimetières français et de respecter les morts : Je suis un honnête citoyen algérien qui vit dans une indigence totale et qui n’a jamais franchi le territoire algérien et qui aime la France et les Français à cause de leur comportement et leur aide aux milliers d’Algériens malgré la différence de nos religions j’aime la France et les Français : et je n’ai pas pu supporter quand j’ai vu de mes propres yeux les cimetières français en Algérie considérés comme lieux des immondices et saletés et j’ai vu de mes propres yeux des gens qui urinent et excrémentent [sic] sur les tombes : et dans ces tombes reposent des personnalités françaises [sic] qui ont sacrifié leur vie pour la France : il ne faut pas dire que j’ai dénoncé par haine ou autre chose j’ai dénoncé parce-que [sic] tout ça est interdit dans ma religion le respect des morts est obligatoire surtout […] (MAE-CADN – Oran – E – 198).

La portée de ce discours interroge, du fait de son caractère singulier. Il reflète cependant la complexité de la situation à laquelle les Algériens sont confrontés en tant que simples riverains des nécropoles européennes. Si en effet cette source illustre le caractère transgressif des pratiques à l’œuvre sur les tombes des anciens colonisateurs, suggérant une répression par les morts bien documentée en contexte de guerre (Capdevila et Voldman 2002), l’indignation de ce témoin permet de saisir aussi la permanence d’un invariant anthropologique lié à la sacralité des restes humains. Même si nos sources émanent rarement des acteurs algériens, ce point de vue questionne en prenant en défaut l’idée admise parmi les Européens d’Algérie selon laquelle les populations locales n’auraient montré aucun respect pour leurs cimetières et participeraient, au contraire, aux profanations.

Au-delà de la recension de ces actes sacrilèges, qui est l’un des objectifs de notre recherche, leur signification mérite d’être examinée. Parallèlement aux enquêtes menées par les autorités locales, les autorités consulaires examinent la situation et concluent généralement que ces profanations s’apparentent assez peu à des pratiques iconoclastes et ne sont que marginalement un moyen de régler ses comptes avec les vivants par l’intermédiaire des morts. Dans un télégramme arrivé à l’ambassade de France et envoyé depuis Tlemcen le 17 mars 1964 (MAE-CADN – 21PO/1/262) par le consul de la circonscription, une enquête de ce type est mentionnée. On apprend qu’elle a été réalisée par la préfecture de Tlemcen suite à des profanations dans le cimetière européen de cette localité. Alors que l’absence d’archives de police ne permet pas de mettre en lumière l’intégralité de la procédure, nous savons grâce à ce télégramme qu’elle a conduit à l’arrestation de plusieurs Algériens à l’origine de vols de plaques et ornements de marbres (MAE-CADN – 21PO/1/262). Des considérations très pragmatiques sont donc ici ciblées comme étant à l’origine de ces profanations. Dans un autre courrier envoyé depuis le consulat de Sidi Bel Abbès le 25 février 1965 à l’ambassadeur, il est indiqué que les autorités algériennes « ont laissé l’entière liberté d’enquêter personnellement ou par l’intermédiaire d’un de mes adjoints [sur une affaire de ce genre] sous la seule réserve d’en aviser au préalable les présidents des délégations spéciales » (MAE-CADN – 21PO/1/680). Il semble s’agir toutefois d’un cas très rare. La procédure prévoit en effet selon cette même source que « la gendarmerie algérienne est chargée de l’enquête chaque fois qu’un fait précis est signalé ». Quoi qu’il en soit, ces sources affirment que les motivations qui suscitent de tels actes s’assimilent à des pillages de tombes à la recherche d’objets précieux. Le vol de symboles religieux et d’effets personnels arrachés aux restes mortels (bijoux notamment), la recherche de matériaux destinés à être revendus sont à l’origine de ces délits. Comme l’attestent les modalités de la politique de regroupement initiée dans les années 1960, la destruction des sépultures touche prioritairement les cimetières européens les plus éloignés des centres de peuplement qui sont donc moins surveillés et par là fragilisés. Dans leurs échanges, les autorités françaises insistent sur le fait que les profanations des cimetières perpétrées contre ces lieux en tant que symboles de la présence française se sont concentrées sur un temps relativement court au lendemain de l’indépendance, alors que les tensions issues de la guerre sont encore fortes. Dans une lettre adressée à l’un des représentants du corps consulaire en 1964, l’ambassadeur en poste en Algérie écrit :

Des cas extrêmement pénibles de profanation ont encore été relatés par certains chefs de poste à des dates très récentes. Il ne s’agit sans doute plus, en l’occurrence, comme ce fut le cas au lendemain de l’indépendance, de faits ayant pour cause le fanatisme religieux ou xénophobe, mais d’actes de pillage pur et simple commis par leurs auteurs dans l’intention de s’approprier les objets précieux qu’ils pourraient découvrir (MAE-CADN – 21PO/1/262).

Cette citation révèle les enjeux qu’il y a à établir une chronologie fine sur ce point afin d’historiciser la nature de ces profanations et d’identifier le répertoire d’actions dont elles relèvent. À ce stade, le dépouillement des sources indique que le régime transgressif de l’acte (relevant de la répression par les morts) semble laisser place à un registre plus proprement délictueux (commandé par l’appât du gain) au cours des années 1960. Le rôle dévolu à l’ambassade de France en Algérie, qui apparaît comme le point de convergence des informations, un lieu de centralisation de ces actes, permet d’étayer cette lecture : la problématique « profanations » qui s’inscrit dans la durée du travail consulaire revêt une signification différente dans les années 1970, période durant laquelle ces gestes s’apparentent à des faits de délinquance. Du fait de cette position de hub dans la gestion des nécropoles européennes, l’ambassadeur est ainsi en mesure de répondre en 1974 à un courrier d’un sénateur des Bouches-du-Rhône au sujet de leur bonne conservation. Cette dernière résulte selon lui du travail de coopération mené avec les autorités algériennes dans le respect de la tradition musulmane. Cette sollicitation qui émane de Jean Francou nous ramène à la difficulté qu’ont les acteurs vivant en France à obtenir des informations à ce sujet, du fait de la distance géographique. Les enquêtes orales qui restent à faire permettront de vérifier la part du fantasme d’ordre symbolique et politique attaché à cette obsession de la transgression de la sacralité de la sépulture. À plus long terme, il conviendra de croiser les résultats ainsi obtenus avec l’essor du tourisme funéraire en interrogeant la fonction que la visite au cimetière, sur place, a pu remplir dans l’instauration d’une nouvelle phase des relations franco-algériennes se jouant au niveau des acteurs sociaux, et moins des États. Notre hypothèse selon laquelle cette nouvelle phase peut correspondre à une sorte de paix par les morts reste à confirmer par l’enquête de terrain qui a été ouverte en 2022.

La déshérence des cimetières européens, un phénomène à relativiser dans le temps et dans l’espace

Cette enquête de terrain a ouvert de nouvelles pistes de recherche / de réflexion relatives à la pluralité des situations caractérisant la condition actuelle des cimetières européens. L’état de conservation des cimetières d’Alger et d’Annaba, variable, incite à relire dans une perspective critique les sources consulaires. Cette relecture aboutit en particulier à nuancer le caractère victimaire de la position adoptée par les Européens d’Algérie au sujet de la sauvegarde des nécropoles. On a vu que l’un des rôles essentiels de l’ambassade et des services consulaires est de documenter la réalité du terrain et des conditions qui y prévalent à l’attention des rapatriés résidant en France. Ils sont également confrontés aux récriminations de leurs ressortissantes vivant en Algérie. Le témoignage qui suit offre un exemple d’un de ces Européens résidant à Oran qui écrit au consul de la ville en 1970 :

M’étant rendu dimanche 1er novembre sur la tombe de ma mère au cimetière de Tassin, près de Bel Abbes, j’ai eu l’horreur et la douleur de constater que des tombes avaient été violées, les cercueils ouverts et les ossements dispersés, les tombes étaient ouvertes, les chacals, chiens et autres prédateurs ont accès aux corps ou tout au moins ce qu’il en reste (MAE-CADN – Oran – E – 198).

Pour autant, les diverses correspondances produites par l’ambassadeur et les consuls en poste démontrent que les cimetières européens ne sont pas des lieux totalement abandonnés après 1962. D’une part, même si le nombre d’inhumations qui les concernent décroît de manière significative parallèlement à la diminution du peuplement européen, le cimetière reste un lieu où l’on continue à enterrer. La dernière inhumation à Saint-Eugène à Bologhine par exemple a eu lieu en avril 2022. La déshérence de ces nécropoles est donc toute relative. En outre, loin d’avoir été totalement délaissées, ces dernières sont même parfois habitées. Une lettre du consul général de France à Annaba adressée à l’ambassadeur en date du 12 octobre 1977 relate ainsi l’occupation du cimetière de Guelma par une famille qui a transformé les allées et les tombes en poulaillers et en clapiers pour les lapins. La fonction de ces « résidents » reste à vérifier. Si des familles entières vivent à l’intérieur des cimetières, c’est parfois parce qu’un membre du foyer occupe la fonction de gardien du lieu. Ces familles peuvent vivre alors dans les habitations dédiées autrefois au conservateur du lieu, au temps de la présence française, comme on a pu le constater sur le terrain. Par ailleurs, si l’état d’abandon des cimetières est à relativiser, l’attention portée à l’entretien des tombes par les particuliers qui ont quitté le territoire algérien à la suite de l’indépendance n’est pas uniforme. Ainsi dans une lettre du 8 octobre 1974 adressée à l’ambassadeur, le consul général de France en poste à Alger met en exergue le cas des familles qui « ont une tendance, de plus en plus développée, à négliger l’entretien des tombes de leurs ancêtres. Beaucoup de nos compatriotes feignent d’ignorer l’existence de l’Association In Memoriam, en attendent que les autorités françaises se chargent entièrement de l’entretien des cimetières » (MAE-CADN – 21PO/1/262). Cette lettre, mise en dialogue avec les éléments précédents, atteste donc de la complexité des intentions et des pratiques qui se nouent autour de l’objet cimetière. Les difficultés de communication entre les divers groupes qui sont partie prenante de la gestion des cimetières européens postérieurement à 1962 ne sont donc pas toujours avérées. Elles peuvent aussi être feintes ou dissimuler un relâchement des liens avec le passé familial. C’est d’ailleurs dans le but de favoriser la circulation de l’information que sont créées les associations de protection et de sauvegarde des cimetières, encouragées par les pouvoirs consulaires qui escomptent que ces nouveaux intermédiaires du paysage funéraire algérien postcolonial prennent en charge une partie des problèmes. Les sources portant sur cette question permettent donc de constater la multiplicité des dynamiques à l’œuvre nuançant l’approche souvent victimaire de la situation que donnent à entendre les sources du web produites par les descendants des rapatriés d’Algérie.

Conclusion

Les sources explorées révèlent donc un réseau d’acteurs qui s’impliquent dans la gestion des cimetières européens après l’indépendance de l’Algérie : les familles interagissent avec les autorités françaises et algériennes à ce sujet. Les premières apparaissent comme les arbitres de la continuité de l’entretien des nécropoles et de leur permanence dans le temps et dans l’espace, alors que les secondes à travers les municipalités sont chargées de leur gestion. La documentation nous renseigne sur le rôle de chacun des gouvernements, sur les différents acteurs en présence, sur les échelles d’intervention. Le point de vue des autorités consulaires fait primer une logique relevant de l’action publique qui peut entrer en conflit avec la dimension mémorielle défendue par les acteurs privés. Le personnel diplomatique justifie également ce que ces derniers interprètent comme le signe d’une inaction et une forme de mépris de la part du gouvernement algérien. Les consulats informent en effet au contraire d’une autre réalité qui renvoie aux difficultés des autorités algériennes à gérer ces cimetières en lien, notamment, avec l’absence de gardiens, et faute de crédit. Les solutions à mettre en œuvre pour que les morts puissent reposer en paix passent par une implication des familles sur le terrain, incitées à verser de l’argent afin d’entretenir les tombes de leurs morts et/ou à entrer en contact avec les associations qui aident à l’entretien des nécropoles.

L’autre dimension mise en lumière concerne la question de la profanation des sépultures, objet d’interactions entre Européens d’Algérie rentrés en France, Français restés en Algérie, associations participant à la sauvegarde de ces espaces, représentants des autorités françaises sur place et autorités algériennes. La signification de ces actes révèle de forts enjeux, la dégradation des tombes se prêtant à une lecture selon laquelle ce serait les vivants que l’on chercherait à atteindre à travers leurs morts. Même si la portée politique n’est pas la seule dimension justifiant ces profanations, cette réalité atteste du fait que notre sujet ne se limite pas à une étude du paysage funéraire algérien après 1962. Au prisme du devenir des morts européens restés en terre algérienne, c’est toute la société postcoloniale qu’il est pertinent d’interroger.

1 Ce terme est utilisé ici en tant que catégorie produite par les acteurs et est donc mis pour cette raison entre guillemets.

2 Ministères des Affaires étrangères – Centre des Archives diplomatiques de Nantes.

3 Il s’agit d’un quotidien publié en France entre 1944 et 1985, date à laquelle il est absorbé par Le Figaro.

4 Il est impossible de localiser précisément cette image.

Aldrin Philippe, « Penser la rumeur. Une question discutée des sciences sociales », Genèses, no 1, p. 126-141.

Baussant Michèle, 2002, Pieds-noirs : mémoires d’exils, Paris, Stock.

Bertherat Bruno (dir.), 2015, Les sources du funéraire en France à l’époque contemporaine, Avignon, éditions universitaires d’Avignon.

Bertrand Régis, 2011, « La “transition funéraire” en France ; une rapide synthèse », dans Mort et Mémoire. Provence, xviiie-xxe siècles, Marseille, La Thune.

Branche Raphaëlle et Thénault Sylvie (dir.), 2008, La France en guerre, 1954-1962. Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Autrement.

Capdevila Luc et Voldman Danièle, 2002, Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre (xixe-xxe siècles), Paris, Payot-Rivages.

Carol Anne et Bertrand Régis (dir.), 2016, Aux origines des cimetières contemporains : les réformes funéraires de l’Europe occidentale, xviiie-xixe siècle, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence.

Despois Jean, 1956, « La population algérienne au 31 octobre 1954 », dans Annales de géographie, 1956, vol. 65, no 347, p. 55‑56.

Louis-Vincent Thomas, 1975, Anthropologie de la mort, Paris, Payot.

Rahal Malika, 2022, Algérie 1962 : une histoire populaire, La Découverte, Paris.

Simon Catherine, 2011, Algérie, les années pieds-rouges, des rêves de l’indépendance au désenchantement, 1962-1969, Paris, La Découverte.

Urbain Jean-Didier, 1978, La société de conservation : étude sémiologique des cimetières d’Occident, Paris, Payot.

1 Ce terme est utilisé ici en tant que catégorie produite par les acteurs et est donc mis pour cette raison entre guillemets.

2 Ministères des Affaires étrangères – Centre des Archives diplomatiques de Nantes.

3 Il s’agit d’un quotidien publié en France entre 1944 et 1985, date à laquelle il est absorbé par Le Figaro.

4 Il est impossible de localiser précisément cette image.

Figure 1. Saccage d’une sépulture

Figure 1. Saccage d’une sépulture

Photo prise par le consul d’Oran en 1975
MAE-CADN, consulat général de France à Oran, 492PO/E/198
Avec l’aimable autorisation du Centre des Archives diplomatiques de Nantes

Margot Garcin

Doctorante en histoire contemporaine de l’Algérie, Aix-Marseille Université, TELEMMe (Temps, espaces, langages, Europe méridionale, Méditerranée), France

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