Introduction
Cet article interroge la manière dont des groupes polythéistes contemporains, minoritaires et peu reconnus dans leurs contextes nationaux (Grèce et Italie), réinventent une religiosité visible et légitime à travers des pratiques rituelles, symboliques et médiatiques. Ces groupes – YSEE (Conseil suprême des Hellènes ethniques) en Grèce, et Pietas en Italie – s’inscrivent dans des dynamiques de recomposition religieuse à la fois patrimoniales, identitaires et esthétiques. Ils mobilisent des références antiques et des dispositifs rituels codifiés dans le but d’exister publiquement comme traditions spirituelles cohérentes, malgré leur marginalisation sociale, politique et religieuse.
La résurgence contemporaine des cultes polythéistes en Grèce et en Italie s’inscrit dans un contexte global de sécularisation croissante, paradoxalement marqué par un regain d’intérêt pour les spiritualités alternatives et les traditions ancestrales (Berger 1999). Ce phénomène participe à une dynamique mondiale plus large de « recomposition du croire » (Hervieu-Léger 1999), où la diversification religieuse et le bricolage spirituel ouvrent la voie à la réactivation de cultes anciens dans un cadre contemporain. Dans le même temps, ces mouvements païens, en réclamant leur place sur la scène religieuse européenne, se confrontent aux héritages coloniaux, aux défis liés à la laïcité, et aux dispositifs d’encadrement de la religion par les États (Rountree, 2015). L’analyse des groupes religieux néopaïens contemporains nécessite de distinguer rigoureusement les dynamiques spirituelles ou culturelles de réactivation d’un passé religieux, des logiques d’instrumentalisation idéologique, ce qui sera développé dans cet article. Enfin, ces deux groupes ont été retenus dans cette enquête pour leur visibilité dans les réseaux néopaïens européens, leur inscription publique structurée, et leur volonté affirmée de réactiver les traditions gréco-romaines dans un cadre religieux revendiqué.
Depuis les années 1980, on observe une tentative croissante de réactivation de traditions polythéistes antiques, souvent regroupées sous le terme de « néopaganismes ». Ces mouvements ne se contentent pas de redécouvrir des rituels anciens, mais visent à réinstituer des formes de religiosité perçues comme alternatives aux monothéismes dominants. Les deux groupes présentés dans cet article participent à cette dynamique contemporaine, dans un contexte européen de pluralisation religieuse, de quête de racines identitaires, et de reconfiguration du religieux hors des cadres institutionnels majoritaires. Leur position minoritaire nourrit une logique de mobilisation identitaire et spirituelle, qui appelle une lecture attentive des formes de subjectivation et des mécanismes de légitimation qu’ils mobilisent pour faire exister leur religiosité dans l’espace public.
La notion de vulnérabilité constitue un fil directeur de cette réflexion. Ces groupes minoritaires se trouvent dans une position de vulnérabilité spirituelle, entendue comme une difficulté à faire reconnaître leurs pratiques cultuelles comme légitimes dans les espaces publics, patrimoniaux et institutionnels dans lesquels ils évoluent. Contrairement à des formes de précarité plus immédiatement visibles – économiques, sanitaires ou écologiques – cette vulnérabilité est moins matérielle que statutaire et symbolique. Elle se manifeste par des obstacles à la reconnaissance juridique, par la relégation de leurs rituels à la sphère du folklore ou de l’ésotérisme, et par l’impossibilité d’accéder à des espaces qu’ils considèrent comme sacrés. Le concept de vulnérabilité est ainsi entendu au sens d’une exposition différenciée à des régimes de pouvoir et de légitimité (Garrau et Le Goff 2010, Gilson 2014). Toutefois, cette position minoritaire peut générer de nouvelles formes d’agentivité, de réinvention, voire de revendication politique implicite. Dans le sillage de Saba Mahmood (2005) et de Sherry Ortner (2006), elle est ici comprise non pas comme un libre arbitre abstrait, mais comme une capacité située : c’est-à-dire toujours exercée dans un contexte de pouvoir, de normes et de contraintes. En anthropologie du religieux, cette approche permet de déplacer l’analyse des croyances vers les pratiques, les gestes et les tactiques qui font exister les communautés minoritaires. Elle inclut autant les formes visibles de réappropriation (rituels publics, stratégie numérique, discours juridiques) que les expressions plus discrètes (ritualité domestique, reformulation lexicale, occupation liminaire de l’espace). Ainsi, comment ces groupes transforment-ils leur position vulnérable en ressource d’agentivité religieuse dans un cadre institutionnellement contraint ? Cette approche permet de réinscrire les polythéismes méditerranéens contemporains dans une réflexion plus large sur les formes d’action religieuse minoritaire, entre négociation des normes, invention de nouveaux répertoires rituels, et revalorisation critique du passé.
L’enquête s’appuie sur une ethnographie qualitative multisituée de longue durée (vingt-six mois cumulés à Athènes, et dix semaines cumulées à Rome, en plus de l’enquête numérique continue des deux groupes étudiés), menée auprès de deux communautés polythéistes contemporaines : YSEE (Grèce) et Pietas (Italie). Elle mobilise une approche comparative et qualitative articulant plusieurs méthodes complémentaires : l’observation participante lors de rituels publics, des entretiens semi-directifs avec des membres actifs des communautés, la documentation photographique des événements rituels et des espaces cultuels, ainsi que l’analyse des productions discursives (sites web, réseaux sociaux, documents officiels, publications internes).
Mon premier contact avec l’YSEE remonte à 2021, lors d’un rituel organisé à Ekativolos, leur temple athénien. Arrivée sans annonce préalable, j’ai été accueillie avec curiosité et bienveillance. Cette ouverture semble refléter une double dynamique : d’un côté, une hospitalité sincère dans un contexte où ces groupes, souvent marginalisés ou méconnus, voient dans chaque nouvelle venue une opportunité de visibilité ou de dialogue ; de l’autre, une volonté explicite de renforcer la légitimité rationnelle de leur démarche à travers l’intérêt académique. L’étude scientifique de leur pratique est perçue comme un levier de reconnaissance et de respectabilité. J’ai pu constater, lors de visites ultérieures, que cette attitude d’accueil ne m’était pas réservée : journalistes, curieux ou simples accompagnants ont systématiquement été reçus avec bienveillance. L’accueil devient alors un espace stratégique où se rejoue à petite échelle le désir plus large de sortir de l’invisibilité. Par ailleurs, l’accès au groupe a été facilité par leur reconnaissance légale en Grèce, leur rôle central dans les dynamiques polythéistes locales, et leur volonté de faire connaître leurs pratiques. Depuis, j’ai pu assister à de nombreuses cérémonies, mener des entretiens semi-dirigés et avoir des discussions informelles, en particulier dans des contextes quotidiens (cafés, promenades, visites de sites). L’accès à Pietas s’est fait par voie électronique, à partir d’un contact trouvé sur leur site officiel, après avoir repéré leur collaboration avec l’YSEE. Leur ritualisme structuré, centré sur la reconstruction codifiée du culte romain, ainsi que leur présence visible dans l’espace public italien ont motivé leur inclusion dans le corpus. J’ai assisté à un premier rituel en janvier 2024 à Rome, puis à plusieurs autres, établissant progressivement des échanges avec les membres.
Mon positionnement repose sur une posture d’observante participante périphérique, impliquée mais non initiée, attentive à la performativité du rituel comme scène de légitimation spirituelle, aux usages symboliques des références antiques, et aux dynamiques relationnelles internes aux groupes. Cette place me permet d’être présente dans les espaces rituels sans adopter les catégories internes des groupes, tout en accédant à certaines dimensions sensibles de la pratique. À l’YSEE, je m’abstiens de toute participation liturgique directe – c’est-à-dire des actions centrales telles que la récitation d’hymnes, les invocations ou les gestes strictement codifiés – sauf lorsqu’un rôle symbolique m’est explicitement proposé. Dans ce cadre, j’ai été invitée à verser du vin dans le vómos ou à nouer un ruban sur un olivier sacré. Ces micro-participations, bien que limitées, relèvent d’un « contact rituel » (Houseman et Severi 1994), qui facilite non seulement une intégration plus fluide dans le groupe, mais aussi une meilleure perception de l’intensité émotionnelle encouragée dans l’action rituelle. Le lien sensoriel direct avec les objets sacrés et les participants permet d’appréhender de manière incarnée les modalités d’adhésion, la charge symbolique attribuée aux gestes, et la manière dont le rituel structure la cohésion du groupe.
À Pietas, mon rôle est plus nettement celui d’observatrice, sans intervention rituelle, mais je participe, comme à l’YSEE, aux repas collectifs qui suivent les cérémonies. Ces moments, même s’ils reprennent le banquet post-rituel pratiqué dans l’Antiquité, sont qualifiés d’informels par les membres eux-mêmes. Ils jouent un rôle central dans la cohésion communautaire et la circulation des discours, et constituent un moment d’échange privilégié avec les membres de ces groupes. Cette articulation entre intimité, sociabilité et vulnérabilité permet de penser les pratiques rituelles non seulement comme des refuges discrets, mais aussi comme des espaces d’agencement collectif.
La différence de posture observée entre les deux groupes reflète aussi une différence de styles rituels et d’ouverture symbolique, qui influence ma capacité à saisir certaines dimensions de l’expérience religieuse : plus immersive et sensorielle à l’YSEE, plus normative et distanciée chez Pietas. Comme toute ethnographie multisituée, ce travail présente des limites méthodologiques : accès différencié selon les groupes, temporalités de terrain inégales, et interprétations nécessairement contextuelles. Ces limites ont été prises en compte dans l’analyse, en croisant systématiquement les matériaux recueillis – observations, entretiens informels, discours publics, images – et en explicitant les écarts ou dissonances internes, plutôt que de lisser artificiellement la cohérence des discours. Enfin, ce positionnement méthodologique a eu un impact direct sur mon étude : il m’a conduite à privilégier une analyse des dynamiques rituelles comme dispositifs de légitimation et de subjectivation, plutôt que comme expressions figées d’un dogme. Il m’a également permis de saisir les tensions entre discours publics et pratiques internes, entre volonté d’ouverture et logiques d’exclusion implicite. Cette approche offre une entrée située et critique sur les formes contemporaines d’agentivité religieuse dans des contextes minoritaires.
(Re)construire une tradition en contexte de vulnérabilité : genèse et trajectoires de l’YSEE et Pietas
Restaurer l’hellénisme en terre orthodoxe : le cas de l’YSEE
Fondé en 1997, le Conseil suprême des Hellènes ethniques (Ύπατο Συμβούλιο των Ελλήνων Εθνικών – YSEE) se donne pour mission de restaurer la religion polythéiste hellénique, qu’il considère comme la tradition ancestrale et authentique du peuple grec, marginalisée au fil des siècles par le christianisme puis l’État moderne. L’YSEE se constitue après plusieurs années de réunions, de coordinations et de publications entre petits groupes d’adeptes et intellectuels actifs dès la fin des années 1980. La formation de l’YSEE s’inscrit dans un climat de tensions religieuses et de réappropriation culturelle, où se croisent plusieurs courants critiques : remise en question du rôle hégémonique de l’Église orthodoxe, éveil néo-helléniste, et aspiration à une spiritualité perçue comme plus authentiquement grecque. Cette période correspond aussi à une montée des revendications identitaires et patrimoniales dans le contexte de la construction européenne, poussant certains à revendiquer une continuité culturelle proprement hellénique, antérieure au christianisme.
Ses membres célèbrent des cérémonies religieuses publiques et privées, procèdent à des mariages et des « onomasia » (cérémonie lors de laquelle on donne un prénom à un nouveau-né), publient des textes de doctrine et revendiquent une place pour leur tradition dans l’espace public. Les cérémonies sont encadrées par un clergé officieux : certains membres, dont une prêtresse régulièrement présente, assurent des fonctions liturgiques reconnues. La présidence de l’association est assurée par un noyau restreint de figures doctrinales qui, bien qu’absentes du rituel en tant que tel, jouent un rôle central dans son organisation, sa logistique et sa documentation. Loin d’un folklore ou d’un simple intérêt patrimonial, l’YSEE affirme une continuité vivante avec l’hellénisme ancien, qu’il cherche à réactiver dans la sphère publique. Cette démarche, qui mobilise des symboles nationaux et des rituels reconstitués, relève cependant d’un effort de reconstruction contemporaine plus que d’une transmission ininterrompue. Bien qu’ayant fonctionné pendant des années comme une association à but non lucratif (faute de cadre légal), le groupe a obtenu en 2017 le statut de « religion connue » en vertu de la loi grecque 4301/2014, ce qui l’autorise à disposer d’un lieu de culte reconnu à Athènes. Ce statut ne leur accorde pas encore la pleine reconnaissance comme organisation religieuse autonome – leur demande reste en cours d’examen par la Cour suprême grecque. En parallèle, l’YSEE joue un rôle actif dans les réseaux transnationaux du néopaganisme européen : il est membre fondateur du Congrès européen des religions ethniques (ECER) et collabore avec plusieurs groupes analogues en Europe, y compris l’association Pietas.
Redéfinir la romanité spirituelle en Italie contemporaine : l’émergence de Pietas
L’association Pietas Comunità Gentile, fondée à Rome en 2005, se donne pour objectif la redécouverte et la mise en œuvre du culte romain traditionnel, à travers une reconstruction rituelle codifiée, structurée selon un modèle hiérarchique inspiré des collèges sacerdotaux antiques (pontifices, augures, sacerdotes). Le terme latin pietas désigne la vertu centrale du citoyen romain : respect envers les dieux, la famille, la patrie, et l’ordre cosmique. Dans le nom de l’association, Pietas ne désigne donc pas simplement un sentiment religieux mais une conception globale du comportement juste, enracinée dans la tradition romaine. Les origines du groupe remontent aux années 1990, avec l’animation de « cercles philosophiques » par Gianfranco Barbera, centrés sur l’hermétisme, le néoplatonisme et une critique des institutions religieuses établies. Ce contexte d’émergence polythéiste s’inscrit dans une dynamique italienne plus large, marquée depuis l’après-guerre par une réappropriation critique des traditions spirituelles anciennes. Dès les années 1920-1930, le régime fasciste avait instrumentalisé la romanité dans une perspective nationaliste et mystique. À la fin du xxe siècle, cet héritage ambivalent suscite à la fois méfiance et volonté de redéfinition : la désaffection vis-à-vis de l’Église catholique, les scandales institutionnels et l’essor des spiritualités alternatives (dont le néopaganisme) favorisent un renouveau d’intérêt pour des formes de religiosité non institutionnelles et enracinées dans l’histoire antique. C’est dans ce contexte que Pietas émerge, en se positionnant explicitement à distance de toute récupération politique ou idéologique de la romanité.
Le groupe valorise une filiation culturelle perçue comme spirituelle et éthique, et non comme nationaliste ou exclusive, et l’adhésion est accessible à toutes et tous, sans critère d’origine, de langue ou de nationalité. Cette ouverture se retrouve clairement dans les statuts officiels de l’association « Pietas Comunità Gentile », puisqu’à l’article 7, il est précisé : « Peut entrer dans la Communauté toute personne majeure qui en fait la demande, à condition de partager ses valeurs et ses finalités. ». Enfin, le passage de relais entre Gianfranco Barbera et son fils Giuseppe, aujourd’hui dirigeant de la communauté, alimente un récit de continuité revendiquée comme spirituelle, mais qui relève davantage d’une construction identitaire et d’auto-légitimation que d’une filiation historiquement attestée. Depuis les années 2010, Pietas a élargi son rayonnement : la communauté a bâti plusieurs sanctuaires en Italie, organise des rituels publics et se structure autour d’un modèle hiérarchique inspiré des collèges sacerdotaux antiques (sacerdotes, pontifices, augures). Elle affirme sa filiation spirituelle avec la religio romana tout en se déclarant indépendante de toute autorité ecclésiastique ou ésotérique, tout en revendiquant une place dans le paysage cultuel contemporain. Leur demande de reconnaissance officielle comme entité religieuse, déposée en 2021, est encore en cours d’instruction.
Se nommer, se distinguer, se légitimer : vocabulaire, tradition et enjeux idéologiques
Le choix des termes ne relève pas uniquement de la description : il constitue pour ces groupes un acte politique et symbolique visant à affirmer une légitimité religieuse tout en se démarquant des catégories imposées par les institutions majoritaires. L’expression religion ethnique revient fréquemment dans leurs discours. L’YSEE, par exemple, se présente comme le représentant légitime d’une religion ethnique au sens grec antique du terme (ethnikos) – c’est-à-dire enracinée dans un peuple, une langue et un territoire. Cette appellation suscite toutefois des débats juridiques et idéologiques en Grèce, certains y voyant une confusion entre identités religieuse, culturelle et politique. Le groupe insiste, quant à lui, sur une vision inclusive et philosophique de l’hellénisme, centrée sur l’éthique, la beauté et la sagesse antique, plutôt que sur des appartenances exclusives. Selon leurs propres définitions, cette tradition est entendue non pas comme racialement ou nationalement exclusive, mais comme l’expression d’un ethnos : une communauté de mémoire, de symboles et de pratiques. Les groupes YSEE et Pietas cherchent ainsi à se distinguer des courants néopaïens parfois associés à des mouvances identitaires ou nationalistes (Kaplan 1997, Gardell 2003), tout en assumant une filiation avec l’Antiquité. Cette vigilance est d’autant plus importante que certains termes comme ethnique, autochtone ou païen sont aujourd’hui susceptibles d’être récupérés par des idéologies d’extrême droite dans une logique xénophobe ou racialisée. L’YSEE et Pietas en sont conscients, et développent des stratégies de clarification idéologique afin d’éviter toute confusion.
Les deux groupes revendiquent ainsi une posture apolitique, affirmant que leur vocation est strictement religieuse, culturelle et spirituelle. Cette position est explicitement énoncée dans leurs chartes, discours publics et supports numériques. Comme le souligne un membre de l’YSEE à propos de l’usage de symboles antiques controversés : « Ces symboles ont été brûlés par l’Histoire. Il faut être soit ignorant, soit un nazi caché pour continuer à les utiliser. » Chez Pietas, les prises de distance sont tout aussi nettes : les communications officielles valorisent la diversité culturelle et récusent les amalgames avec les mouvements néofascistes. Cela n’empêche pas certains positionnements situés : en 2024, la communauté Pietas a par exemple exprimé un soutien explicite au peuple palestinien, publiant sur ses réseaux sociaux des messages de solidarité avec Gaza. Ce type d’intervention, bien que non encadré par une ligne partisane stable, témoigne d’une sensibilité éthique réactive à l’actualité. Il rappelle que, même pour des groupes revendiquant une neutralité politique, la frontière entre spiritualité et engagement moral n’est jamais entièrement étanche.
Pour marquer leur distinction, ces groupes développent également un vocabulaire spécifique. Les membres de Pietas se désignent volontiers comme Gentiles, terme latin historiquement utilisé par les chrétiens pour désigner les non-chrétiens. Cette réappropriation vise à inverser une stigmatisation, en réaffirmant une dignité spirituelle polythéiste sans connotation raciale. Le terme devient alors un emblème religieux, et non un marqueur politique radical.
La tradition est ainsi mobilisée comme outil de structuration éthique et de légitimation, non comme enfermement idéologique. Loin de toute référence à des pensées traditionalistes comme celles de René Guénon ou Julius Evola, elle est ici envisagée comme une ressource dynamique permettant une projection contemporaine des héritages anciens. Les postures qui en émergent articulent recherche spirituelle, cohérence esthétique et engagement éthique, sans exclusivisme.
Dans cette logique de clarification, le terme néopaganisme est largement rejeté. Jugé « flou », « ésotérique » ou connoté de pratiques jugées superficielles par les membres de Pietas et de l’YSEE, il est perçu comme déconnecté des préoccupations rationnelles, éthiques et historiques qui structurent leur démarche. Ils lui préfèrent des désignations comme hellénisme, religion romaine ou tradition ethnique, qui soulignent leur volonté de continuité philosophique avec l’Antiquité plutôt qu’un rattachement à une spiritualité New Age. Le néopaganisme évoque à leurs yeux une religiosité individualisée, éclectique ou spectaculaire, parfois associée à la contre-culture post-1960, au syncrétisme ou à l’ésotérisme, dont ils entendent clairement se distinguer. Leur objectif est au contraire de reconstruire, avec rigueur, des systèmes liturgiques et doctrinaux fondés sur les sources antiques.
Logos, quête de sens et cohérence rituelle : vers une rationalisation du croire
La quête de légitimité des groupes YSEE et Pietas s’appuie sur une valorisation affirmée de la rationalité, présente autant dans les discours que dans les pratiques. Le recours au logos, central dans la théologie de l’YSEE comme dans les choix de Pietas, inscrit ces groupes dans une dynamique de reconstruction religieuse fondée sur la rigueur, l’intelligibilité et la cohérence éthique. Il ne s’agit pas d’une simple référence philosophique issue de l’Antiquité, mais d’un principe structurant : il permet aux membres d’affirmer une rationalité religieuse face aux stéréotypes d’irrationalité souvent projetés sur les groupes polythéistes contemporains. Selon l’anthropologue Evgenia Fotiou, dans ses recherches sur l’YSEE, « ce qui rend ce mouvement unique parmi les autres mouvements de foi autochtones, c’est la place centrale qu’occupe le logos dans leur théologie » (Fotiou 2023). Cette insistance sur le logos s’inscrit dans un contexte social spécifique : bien que les profils générationnels soient variés, une large majorité des membres est diplômée de l’enseignement supérieur et active dans les secteurs du savoir, de la culture ou de la santé. Ce capital culturel, associé à une familiarité avec les sources antiques, constitue un levier majeur de légitimation. La religion est ainsi défendue non comme croyance marginale, mais comme une démarche cohérente, fondée sur des standards contemporains de rigueur intellectuelle et historique.
La valorisation de la raison s’accompagne d’une critique explicite du christianisme orthodoxe, notamment chez les membres de l’YSEE. Beaucoup l’accusent d’avoir effacé la mémoire religieuse antique et d’avoir contribué à une « crise des valeurs » plus large, qui inclut des dimensions économiques et culturelles. Cette rupture est à la fois spirituelle et politique : les membres affirment une autre forme de citoyenneté, inspirée des idéaux de la Grèce antique, fondée sur une ontologie jugée plus « pertinente » ou plus « logique ». La majorité n’a pas grandi dans un environnement polythéiste ; leur engagement est souvent le fruit d’un cheminement adulte motivé par une insatisfaction vis-à-vis des religions institutionnelles et nourri par des lectures personnelles. Ces trajectoires sont fréquemment exprimées par l’idée de « quête de sens », une formule récurrente dans les entretiens informels ou les discussions post-rituelles. Ce terme, bien que parfois flou, traduit ici un processus complexe : il désigne une volonté de redonner forme à une rupture biographique ou spirituelle, en la reconfigurant dans un cadre jugé cohérent, ordonné et porteur de continuité. Toutefois, des chercheurs comme Guyonvarc’h ont observé que de nombreux éléments des mouvements néopaïens contemporains – structure cléricale, sacralité textuelle, dualisme vérité/erreur – relèvent souvent de modèles chrétiens. Lewis et Pizza (2009) ont eux aussi montré que la sacralisation du livre, la liturgie codifiée ou encore les calendriers annuels empruntent parfois davantage à un modèle ecclésiastique qu’aux pratiques antiques, plus fluides et locales. Ces analyses ne disqualifient pas les démarches des groupes étudiés, mais soulignent la dimension contemporaine et hybride de leur agentivité religieuse.
Enfin, cette rationalisation du croire se manifeste aussi dans l’expérience rituelle elle-même. La participation à ces rituels ne se limite d’ailleurs pas à l’événement cérémoniel : elle implique une présence étendue, une disponibilité temporelle, et une familiarité avec les codes implicites de comportement. En témoigne le fait que les adeptes qui viennent participer aux cérémonies collectives arrivent en avance, se positionnent sans consigne explicite, et restent longtemps après le rituel. Ces pratiques dessinent des normes tacites de sociabilité rituelle, où l’intégration passe aussi par la maîtrise d’un habitus collectif. Ces moments prolongés de convivialité – souvent bien plus longs que la cérémonie elle-même – jouent un rôle essentiel dans la cohésion du groupe. Ils prolongent symboliquement la tradition antique du banquet post-rituel, reprise par l’YSEE et Pietas, et créent un espace informel d’échange, où les participants peuvent discuter de leur quotidien, prendre des nouvelles ou simplement plaisanter ensemble. Ces rassemblements dépassent donc le cadre strictement liturgique, en renforçant les liens communautaires à travers des formes d’engagement social et affectif partagés.
Figure 1. Rituel collectif de l’YSEE
Néphélie Skarlatos, Athènes (Grèce), octobre 2024
Les membres du groupe récitent un à un des hymnes orphiques dédiés aux divinités lors d’une cérémonie collective dans son temple officiel. La scène montre un rituel collectif dans l’espace cultuel de l’YSEE, un appartement transformé en temple. Les murs sont tendus de drapés rouges, ornés de symboles helléniques. Au centre, un homme en blanc, bras levés, officie devant un autel couvert de statues, d’objets cultuels et de végétaux. Les participants forment une demi-lune autour de lui. Au sol, un masque dramatique est recouvert de feuilles, devant un drap rouge : allusion à Dionysos. Ce rituel prend place à l’intérieur d’un lieu « refonctionnalisé », un appartement décoré pour évoquer une atmosphère sacrée hellénique. L’espace clos permet une intimité communautaire et une maîtrise complète de la scénographie. La gestuelle amplifiée et les tenues renforcent la performativité du rite, dans une logique de théâtralisation assumée – mais perçue par les participants comme sincère et affectivement forte. Le masque au sol agit comme un marqueur de sacralité dramatique. Ici, la précarité spatiale (un appartement réaménagé faute de reconnaissance pleine) devient paradoxalement le support d’une reconstruction ritualisée puissante. Ce lieu traduit donc la vulnérabilité du groupe (pas d’accès aux temples antiques malgré leur revendication, lieu privé) autant qu’il manifeste sa capacité d’auto-institution symbolique.
Figure 2. Rituel collectif de Pietas
Néphélie Skarlatos, Athènes (Grèce), octobre 2024
Cérémonie collective officiée par le Pontifex Maximus du groupe dans leur temple construit sur la propriété privée d’un groupe de reconstruction historique. Des membres de Pietas, vêtus de longues tuniques blanches, sont rassemblés en plein air devant un petit édifice à colonnade évoquant un temple romain classique. Ils ont la main levée dans un geste rituel. L’architecture blanche, les palmiers à l’arrière-plan et le ciel dégagé renforcent l’impression d’un ancrage dans l’Antiquité réactivée. Le rituel se déroule à l’extérieur, devant un temple reconstruit sur un terrain privé dédié à la religio romana. Ce choix d’un espace ouvert mais scénographié reflète une volonté de matérialisation du sacré, et de visibilité publique maîtrisée. L’édifice fonctionne ici comme un artefact d’authentification : il donne corps à l’idée de continuité antique, en suggérant une stabilité patrimoniale. La gestuelle collective coordonnée, la symétrie de la scène et le costume unifié contribuent à une mise en ordre symbolique de la communauté, où la liturgie devient affirmation d’un ordre hiérarchisé. La dimension architecturale du lieu marque un ancrage spatial de la tradition, au service d’une stratégie de légitimation esthétique. La vulnérabilité statutaire (absence de reconnaissance religieuse légale) est ici compensée par l’édification matérielle d’un espace sacré alternatif.
Vulnérabilités sociales et institutionnelles : entre exclusion et réaffirmation
Reconnaissance partielle et revendications juridiques
Les groupes néopaïens en Grèce et en Italie sont confrontés à une vulnérabilité multidimensionnelle, qui se manifeste tant au niveau juridique que social. En Grèce, bien que l’YSEE ait obtenu le statut de « religion connue » en 2017, les obstacles administratifs persistent. Plusieurs autres groupes, comme la Communauté religieuse LABRYS fondée en 2008, restent classés comme associations à but non lucratif et ne bénéficient d’aucune reconnaissance cultuelle. Le rôle prééminent de l’Église orthodoxe, constitutionnellement reconnue comme religion dominante, restreint l’émergence de toute alternative religieuse légitime. Comme le souligne un membre d’Ophion, un groupe actif à Thessalonique : « La Grèce n’est pas un État séculier. Le christianisme est omniprésent et ne laisse pas aux autres religions la possibilité de pratiquer facilement. ». En Italie, Pietas Comunità Gentile illustre une situation encore plus précaire. En l’absence d’un statut juridique spécifique pour les religions minoritaires, le groupe ne dispose pas d’un accord d’« intesa », contrairement à d’autres confessions comme le judaïsme ou l’islam. Ce statut permettrait l’organisation de mariages religieux reconnus, l’accès à des subventions ou à l’enseignement religieux dans les écoles publiques. La demande d’« intesa » déposée par Pietas en 2021 reste à ce jour sans réponse. Cette incertitude juridique rend difficile l’institutionnalisation de leur culte. L’YSEE, déjà reconnu en Grèce, a soutenu cette demande par une lettre officielle, rappelant l’importance de garantir l’égalité de traitement des religions minoritaires au sein de l’Union européenne.
La quête d’un statut juridique officiel constitue une priorité pour les groupes polythéistes contemporains. L’obtention du statut de « religion connue » par l’YSEE en Grèce en 2017 illustre cette stratégie. Fruit de longues négociations et de multiples démarches administratives, cette avancée légale confère à l’YSEE une légitimité accrue et lui permet d’accéder à certains droits, notamment la célébration de mariages reconnus par l’État et la représentation dans certaines instances publiques. Bien que cette victoire ne mette pas un terme aux discriminations, elle marque une étape essentielle et sert de modèle à d’autres groupes poursuivant des objectifs similaires. L’acquisition d’un cadre légal clair est perçue comme un levier fondamental pour lutter contre la marginalisation et garantir une égalité de traitement avec les autres communautés religieuses. Pour y parvenir, les groupes polythéistes adoptent des stratégies variées, ancrées dans un discours qui revendique une continuité historique et culturelle avec les traditions antiques.
En Grèce, l’officialisation du statut de l’YSEE a nécessité un combat juridique prolongé. Après des années de refus et de blocages administratifs, l’association a obtenu gain de cause devant les tribunaux en s’appuyant sur les principes de liberté religieuse et de non-discrimination. Cette reconnaissance institutionnelle lui permet désormais d’exercer ses rites dans un cadre plus sécurisé, bien que certaines restrictions persistent, notamment en matière d’accès aux espaces publics et de financement des activités cultuelles. En Italie, la situation est plus complexe en raison de l’absence d’un dispositif juridique spécifique pour les minorités religieuses. Pietas Comunità Gentile et d’autres groupes polythéistes doivent se contenter du statut d’association culturelle, ce qui limite leur accès aux mêmes prérogatives que les religions officiellement reconnues. Des initiatives visant à sensibiliser les autorités italiennes à la nécessité d’une législation plus inclusive ont été entreprises, mais les avancées restent lentes et fragmentées.
Face aux obstacles nationaux, l’engagement à l’échelle européenne constitue une alternative stratégique. L’implication de l’YSEE et de Pietas Comunità Gentile dans des réseaux transnationaux, comme l’European Congress of Ethnic Religions (ECER), leur permet de sortir de leur isolement et de renforcer leur influence. Ces collaborations facilitent le partage d’expériences entre minorités religieuses et renforcent leur capacité à faire pression sur les institutions européennes pour la reconnaissance de leurs droits. Les organisations transnationales jouent un rôle clé dans cette dynamique. Fondé en 1998, le Congrès mondial des religions ethniques (WCER) a pour mission de fournir une plateforme de dialogue aux groupes religieux autochtones et aux adeptes des traditions ancestrales. Son premier congrès, organisé à Vilnius en Lituanie, a rassemblé des représentants de seize pays issus d’Europe, d’Asie et d’Amérique. L’YSEE, en tant que représentant du polythéisme grec contemporain, a participé activement à la fondation de cette organisation. Le WCER s’est donné pour objectif de promouvoir la diversité spirituelle et d’assurer une meilleure visibilité aux religions dites « ethniques ». En 2014, le WCER s’est transformé en European Congress of Ethnic Religions (ECER), renforçant ainsi son ancrage européen. L’ECER se positionne aujourd’hui comme un acteur essentiel de la défense des libertés religieuses et milite pour une reconnaissance institutionnelle plus large des traditions polythéistes. À travers des plaidoyers auprès des institutions européennes et des conférences internationales, il cherche à garantir un traitement équitable des religions minoritaires et à déconstruire les préjugés qui pèsent sur elles. L’organisation aspire également à obtenir un statut officiel auprès des Nations unies afin d’étendre son influence et d’intégrer ses revendications dans les grandes discussions sur la diversité religieuse et culturelle. Dans sa déclaration de 2014, l’ECER appelle à une reconnaissance légale équitable et à une meilleure représentation des traditions polythéistes dans les systèmes éducatifs européens. En s’appuyant sur des textes tels que les traités de l’Union européenne, la Charte des droits fondamentaux et la Déclaration universelle des droits de l’homme, il plaide pour une intégration plus juste des religions minoritaires dans le paysage juridique européen. L’ECER joue ainsi un rôle essentiel en structurant la mobilisation des groupes polythéistes, leur offrant une légitimité institutionnelle accrue et consolidant leur présence au sein des débats publics.
La création, en 2023, de l’Hellenic-Roman Association – Mediterraneum témoigne de la volonté de coopération régionale entre les groupes de Grèce, d’Italie et de Chypre. Ce projet a pour objectif de rassembler des communautés partageant un intérêt commun pour l’héritage gréco-romain, tout en inscrivant leur démarche dans un cadre plus large, alliant valorisation patrimoniale et réactualisation des traditions antiques. En établissant des passerelles entre les différentes traditions, elle mutualise leurs efforts pour obtenir des avancées juridiques et promouvoir une vision commune du polythéisme méditerranéen. Elle contribue ainsi à renforcer l’identité collective de ces groupes, en ancrant leur démarche dans une continuité à la fois historique et contemporaine. Dans un contexte où les questions d’identité culturelle et religieuse occupent une place centrale dans les débats, ces initiatives visent à créer un espace propice à la transmission et à l’adaptation des anciens cultes aux réalités actuelles.
Déconstruire les stéréotypes : de la stigmatisation sociale à la quête de légitimité
Les vulnérabilités sociales auxquelles sont confrontés les groupes polythéistes méditerranéens se manifestent d’abord par des formes de stigmatisation persistante. Les membres de l’YSEE et de Pietas sont fréquemment perçus comme archaïques, extrémistes ou déviants. Plusieurs enquêté·e·s rapportent des jugements péjoratifs : leurs pratiques sont qualifiées de « folles », « réactionnaires » ou « sataniques ». Ces représentations sociales marginalisantes ont des effets concrets : certains membres évoquent des tensions au sein de leur entourage familial, voire des prises de distance. D’autres préfèrent ne pas évoquer leur appartenance polythéiste dans le cadre professionnel, par peur d’incompréhension ou de moquerie. L’un des participants déclare : « Je préfère dire que je suis agnostique. Dire que je crois aux dieux antiques, les gens riraient. » La discrétion devient une stratégie de protection identitaire.
La stigmatisation est également perceptible dans l’espace public. En Grèce, le fondateur de l’YSEE, Vlasis Rassias, s’était insurgé contre les amalgames entre polythéisme et occultisme : « Nous ne voulons pas créer une mauvaise image […] Pour nous, les douze dieux symbolisent la complétude. Après tout, dans le polythéisme, les dieux sont infinis. » (Papazoglou, 2014) Des responsables politiques renforcent parfois cette marginalisation : en 2013, le ministre grec Nikolaos Dendias qualifie une cérémonie de « bizarre » ; en 2023, le Premier ministre Mitsotakis évoque comme anecdote de campagne la demande de construction d’un temple polythéiste comme étant « la chose la plus folle » entendue. À chaque fois, l’YSEE réagit par des lettres ouvertes dénonçant la banalisation du mépris religieux. En Italie, les tensions prennent parfois une tournure plus inquiétante. En 2025, deux cadavres de chiens sont retrouvés devant l’un des temples de Pietas. Pour ses membres, cette mise en scène constitue une tentative de diabolisation, visant à assimiler leur groupe à des pratiques occultes. Mais elle dépasse le simple stigmate : elle agit comme une menace explicite, rappelant que la visibilité peut exposer à des formes actives de rejet et d’intimidation.
Stratégies de visibilité : entre reconnaissance et risque de folklorisation
Face aux atteintes symboliques et aux difficultés institutionnelles, les groupes mettent en place des stratégies de visibilité qui visent à déconstruire les stéréotypes, à gagner en légitimité et à inscrire leur présence dans l’espace public. Cette action passe notamment par une démarche pédagogique ciblée, comme les ateliers mythologiques organisés depuis 2014 par l’YSEE à destination des enfants, ou les conférences, lectures de textes anciens et séminaires de philosophie antique. De même, Pietas a une chaîne YouTube où sont discutés des thèmes en lien avec la Rome antique (archéologiques, historiques, mythologiques ou encore éthiques) en invitant diverses personnes présentées comme étant spécialistes. Ces initiatives, bien que se présentant comme non prosélytes, promeuvent une vision du polythéisme fondée sur la raison, la culture classique et la citoyenneté – tout en affirmant refuser d’adopter les modes d’expansion religieuse issus du christianisme. Leur objectif est double : d’une part, faire reconnaître leur démarche comme compatible avec les normes éducatives et républicaines ; d’autre part, rendre leur projet spirituel compréhensible et accessible, en s’appropriant les codes de légitimité des institutions culturelles et scolaires.
À cela s’ajoute un travail de production et de diffusion de savoirs : l’YSEE comme Pietas éditent leurs propres ouvrages, publications doctrinales et manuels rituels. Ce choix éditorial, loin d’être anecdotique, participe d’une stratégie de respectabilisation qui repose sur la maîtrise savante des sources, la transparence doctrinale et la possibilité d’autoformation des membres ou sympathisants. Ces groupes investissent également les médias traditionnels pour reconfigurer leur image : leur représentation, autrefois caricaturale, tend à se normaliser grâce à des documentaires, reportages ou interviews (comme celui de Star Channel en 2014 ou les entretiens accordés par Giuseppe Barbera au nom de Pietas pour des journalistes indépendants).
Par ailleurs, l’espace numérique constitue un vecteur central de cette stratégie de reconnaissance. La traduction systématique de nombreux contenus en anglais ou en d’autres langues témoigne également d’un souci de lisibilité internationale. Elle permet à ces groupes d’inscrire leur discours dans un horizon transnational, tout en affirmant une spécificité culturelle locale. L’enjeu n’est donc pas seulement la visibilité, mais aussi la reconnaissance, à la fois comme acteurs religieux légitimes et comme interlocuteurs d’un pluralisme spirituel globalisé. Les publications en ligne, soigneusement scénarisées, valorisent les rituels publics à forte charge symbolique, souvent mis en scène dans des sites historiques ou des temples reconstruits. À l’inverse, les rituels domestiques, bien que courants, restent volontairement discrets : peu documentés publiquement, ils circulent plutôt sous forme de photos d’autels ou de citations d’hymnes partagées entre membres, dans des espaces semi-privés très actifs (groupes Facebook, canaux Messenger). Ils participent ainsi à la cohésion communautaire plutôt qu’à la reconnaissance externe. Cette asymétrie dans la mise en visibilité des pratiques traduit une hiérarchisation implicite entre l’espace rituel destiné à convaincre ou à rassurer l’extérieur, et celui, plus intime, qui renforce les liens internes.
Au-delà des supports, c’est le rituel lui-même qui devient un levier de légitimation. À l’YSEE, la cérémonie s’ouvre par une procession au tambour, les participants se disposent en arc de cercle, main sur le cœur ou bras levés vers le ciel. Le rituel se clôt par un banquet, où se mêlent participants et spectateurs :
Ici, je retrouve une dignité que je ne trouve nulle part ailleurs. Ce n’est pas juste un rôle : quand je revêts la tunique et que j’invoque Athéna, je ressens une responsabilité. Les gestes, les mots, tout cela nous transforme. Ce n’est pas qu’un rappel du passé, c’est une présence. (Dimitri, 35 ans, acteur sans emploi, membre actif, témoigne après une cérémonie à Athènes, février 2022)
Figure 3. Un banquet rituel de l’YSEE
Néphélie Skarlatos, Athènes (Grèce), février 2022
Plusieurs membres ont apporté du vin et à manger pour partager avec la communauté après la cérémonie. Sur une table recouverte d’une nappe rouge, des plats faits maison, des bouteilles de vin, des cartons de pizza, des biscuits et des gâteaux sont disposés en libre-service. Le tout est posé dans un coin de la pièce, contre un mur sobre, sous une fenêtre fermée. L’atmosphère évoque une convivialité informelle et domestique. Cette scène illustre le moment post-rituel à l’YSEE, où la communauté partage un repas après la cérémonie. Le banquet n’est pas ritualisé en lui-même, mais il constitue une prolongation sociale du rituel : un moment où l’unité symbolique se rejoue à travers la nourriture partagée. La simplicité des mets (repas maison, pizza) traduit une logique d’accessibilité, en cohérence avec le caractère horizontal revendiqué par le groupe. Ce type de repas contribue à créer une communauté, c’est-à-dire un espace où les individus peuvent se retrouver autour d’une pratique minoritaire sans crainte de stigmatisation. Ici, la convivialité devient un dispositif de résilience communautaire, soutenant le sentiment d’appartenance par la répétition de gestes simples, quotidiens, mais dotés de densité relationnelle.
Le rituel agit ici comme un espace de transformation statutaire : dans un contexte de marginalité, il devient outil de reconnaissance symbolique, reconfigurant la vulnérabilité sociale en agentivité (Gilson, 2014). L’émotion y tient un rôle central : gestes chorégraphiés, silence, yeux clos, gestes de partage. Cette intensité participe à ce que Turner (1969) appelle une communitas, suspension temporaire des hiérarchies au profit d’une unité partagée. Elle se prolonge dans les moments qui suivent : banquets, discussions, élaboration collective d’un récit spirituel commun. Ces pratiques collectives contribuent à renforcer la cohésion sociale, à créer des liens de solidarité et à offrir un soutien mutuel face aux défis et aux discriminations rencontrés dans la vie quotidienne.
Chez Pietas, le rapport à la visibilité est plus nuancé. Les officiants tournent souvent le dos au public, accentuant le lien aux dieux plus que l’effet de scène. Une certaine parité est observée dans les deux groupes, en particulier dans les fonctions périphériques à la liturgie.
Quand j’entends les hymnes à Giove [Jupiter] devant notre temple ici Via Appia Antica, je me sens reliée à quelque chose qui me dépasse. Je me dis que mes ancêtres étaient déjà là, sur cette route il y a deux mille ans ! Ce n’est pas comme les gladiateurs que tu vois là. Nous, ce n’est pas du théâtre ou du musée, c’est vivant. C’est notre vérité. (Noemi, 39 ans, mère au foyer et membre de Pietas, épouse de Giuseppe Barbera, interrogée à Rome en janvier 2024, après un rituel collectif organisé dans le temple de Pietas, janvier 2024)
Figure 4. Un banquet rituel de Pietas
Néphélie Skarlatos, Rome (Italie), janvier 2024
De la nourriture et des boissons, achetées à partir d’une collecte d’argent préalable au sein du groupe, sont prêtes à être partagées par les adeptes après la cérémonie collective. Dans une salle décorée à la manière antique – colonnes blanches, statue féminine en marbre (probablement une déesse) –, une longue table est dressée, couverte de nappes bordeaux. On y voit plats préparés, œufs, olives, desserts. L’espace est visiblement prévu pour une réception collective structurée. Contrairement au repas informel de l’YSEE, le banquet de Pietas s’inscrit dans une scénographie ordonnée, cohérente avec l’ensemble du dispositif rituel du groupe. Le décor antique, les colonnes et la statue en arrière-plan créent une continuité visuelle et symbolique entre le rituel et sa prolongation sociale. Le banquet participe ici d’un processus de reconstitution esthétique et identitaire : la tradition n’est pas seulement célébrée, elle est incarnée dans l’environnement, dans les corps, et même dans la manière de manger ensemble. Le fait que la nourriture soit financée collectivement et préparée à l’avance traduit une organisation structurée et hiérarchisée. Ce moment de partage prolonge la distinction des rôles : le repas devient un lieu de reconnaissance symbolique pour ceux qui ont officié, mais aussi de sociabilité entre les différents niveaux d’initiation. C’est un espace liminaire (Turner), où la sacralité du rituel continue de diffuser dans un cadre convivial.
L’opposition claire au musée ou au spectacle traduit une volonté forte de reconnaissance existentielle. Il ne s’agit pas de commémorer l’Antiquité, mais d’affirmer la légitimité contemporaine de leur pratique. Les choix esthétiques – tenues, gestuelles, cadre – visent à produire une continuité visuelle avec l’Antiquité, renforçant ainsi l’ancrage du groupe dans une tradition réactualisée. Ils participent aussi à la mise en scène politique d’une continuité spirituelle revendiquée, face à une mémoire nationale qui tend à les exclure. Ainsi, les contenus diffusés en ligne fonctionnent comme des « rituels secondaires » (Houseman, 2016) qui prolongent l’expérience tout en la rendant interprétable comme simple performance visuelle. Cette ambivalence constitue l’un des enjeux majeurs de reconnaissance. En effet, pour être visibles, les groupes doivent jouer avec les codes patrimoniaux ; mais ce faisant, ils risquent de voir leur dimension spirituelle neutralisée. À la recherche de légitimité répond ainsi le risque d’une folklorisation involontaire. C’est à ce point précis que se déplace la vulnérabilité : du stigmate social à la contrainte spatiale. Car si la visibilité passe aussi par l’ancrage territorial, l’accès aux sites antiques – lieux symboliques majeurs – reste largement interdit à l’usage cultuel. Cette nouvelle tension entre religion vivante et patrimoine figé fait l’objet de la sous-partie suivante.
Entre patrimoine et sacré : reconquérir l’espace rituel
Les groupes polythéistes contemporains se trouvent confrontés à des contraintes multiples lorsqu’il s’agit d’occuper, de sacraliser et de ritualiser des lieux. La patrimonialisation, définie comme « un ensemble d’objets, de monuments ou de sites qu’une société ou une communauté décide de préserver et de valoriser en raison de leur valeur symbolique, historique ou esthétique, les élevant ainsi au statut d’héritage collectif » par Olivier (2008), joue un rôle ambivalent dans la renaissance du polythéisme contemporain. En effet, une vulnérabilité spécifique réside dans la réduction de leurs pratiques à de simples performances culturelles ou reconstitutions historiques, déniant ainsi leur valeur spirituelle. En Italie, les rituels sont parfois relégués au rang de folklore, assimilés à une forme spectaculaire mais vide de contenu religieux. Cette folklorisation contribue à l’invisibilisation du polythéisme en tant que religion vivante : elle conforte l’idée que ces pratiques appartiennent au passé ou relèvent de la mise en scène, et non d’un engagement spirituel contemporain. En Grèce, ce phénomène s’articule à une muséification de l’Antiquité, perçue comme un patrimoine national figé et contrôlé par les institutions archéologiques. L’Antiquité classique est mise en valeur non pour son héritage polythéiste, mais comme un fondement de l’identité moderne grecque, structurée autour du christianisme orthodoxe. Cela s’explique aisément par la longue occupation ottomane (les Grecs se définissaient alors par la langue, l’histoire et la religion). Ainsi, bien que les temples antiques soient des espaces historiquement religieux, leur usage contemporain est encadré par des restrictions qui reflètent des rapports de pouvoir entre institutions culturelles, religieuses et politiques. Hamilakis (2007) souligne ainsi que « les sites antiques en Méditerranée sont des champs de bataille mémoriels » et l’Antiquité grecque a été transformée en un « culte d’État » là où l’Italie a réduit l’Antiquité romaine à un décor touristique. Dans les deux cas, les polythéismes contemporains doivent composer avec une mémoire collective qui les neutralise ou les détourne.
Cette invisibilisation – « volontaire ou imposée » selon Fotiou (2014) – est d’autant plus marquante qu’elle s’accompagne de restrictions concrètes sur les espaces de culte. La patrimonialisation joue ici un rôle ambivalent. D’un côté, elle fournit aux groupes polythéistes une ressource symbolique pour revendiquer une filiation historique. De l’autre, elle rend difficile l’usage religieux des sites, en les soumettant à des normes de conservation, à des autorisations administratives ou à la surveillance policière. En Grèce, l’YSEE revendique des lieux comme l’Acropole ou Delphes comme espaces sacrés légitimes de leur tradition religieuse. Pourtant, la tenue de rituels y est interdite. Ce refus est d’autant plus contesté que ces sites sont largement ouverts au tourisme de masse. Les membres de l’YSEE dénoncent cette contradiction : alors qu’on leur interdit d’y pratiquer leurs cérémonies au nom de la conservation, les mêmes lieux sont « instrumentalisés de façon purement économique » et quotidiennement exposés à des flux touristiques intenses qui participent à leur dégradation. Ce traitement inégal renforce leur sentiment d’exclusion. En réponse, l’YSEE organise des rituels dans des sites archéologiques moins surveillés, comme celui de Marathon par exemple. Ces restrictions traduisent une marginalisation statutaire et une négation implicite de la dimension religieuse contemporaine. L’idéologie du « nationalisme archéologique » – selon les termes de Hamilakis – construit l’Antiquité comme fondement de la nation grecque moderne, chrétienne et homogène, expurgeant ainsi toute référence au polythéisme vivant. Ces tensions révèlent les défis plus larges liés à la place des religions minoritaires dans l’espace public et à la gestion des héritages historiques en Méditerranée.
Face à ces obstacles, les groupes développent des formes d’agentivité rituelle. En Italie, Pietas a su négocier des espaces de visibilité en s’appuyant sur les dispositifs culturels existants. Comme l’explique Strmiska (2005), la légitimité des nouvelles religions païennes repose souvent sur une stratégie d’adaptation, où les revendications cultuelles sont modulées pour s’intégrer aux discours dominants sur la culture et l’histoire. Le Circo Massimo, un lieu emblématique de l’Antiquité, par exemple, accueille leurs cérémonies lors des festivités de la fondation de Rome le 21 avril – lors desquelles ont également lieu des reconstitutions de combats de gladiateurs, mêlant aspect historique et spiritualité vernaculaire. Aussi, si ces manifestations sont possibles, c’est grâce à une présentation « culturalisée » des rituels, acceptés comme événement public tant qu’ils ne bousculent pas les cadres patrimoniaux ou religieux dominants. L’événement a ainsi été annulé en 2025 en raison de la mort du pape François et le rituel de Pietas interdit. Néanmoins, cette accommodation implique des compromis, mais elle témoigne aussi d’une capacité d’adaptation stratégique : intégrer l’espace public sans perdre le sens du geste rituel. Comme l’explique Strmiska (2005), la légitimité des nouvelles religions païennes repose souvent sur une stratégie d’adaptation, où les revendications cultuelles sont modulées pour s’intégrer aux discours dominants sur la culture et l’histoire.
Parallèlement, la création de lieux de culte privatifs devient une réponse concrète à la vulnérabilité spatiale. À Athènes, le temple de l’YSEE – situé dans un immeuble sans signalétique explicite – incarne cette stratégie de discrétion : rien ne laisse deviner sa fonction depuis la rue. Ce choix répond à un double impératif : éviter la confrontation et préserver un espace protégé de la stigmatisation – cela, malgré l’obtention officielle du statut de temple reconnu pour le polythéisme grec contemporain. Le maintien de cette discrétion, même après la reconnaissance institutionnelle, témoigne de la fragilité persistante du groupe dans un environnement majoritairement orthodoxe, où toute visibilité publique peut être perçue comme une provocation. Le nom Ekativolos, affiché sur la sonnette, évoque la déesse Hécate, protectrice des seuils, et symbolise l’entre-deux dans lequel s’inscrit cette communauté : entre sphère domestique et espace sacré, entre invisibilité et reconnaissance. À l’intérieur, le lieu est minutieusement organisé : autel central, statues des douze dieux, objets rituels, couleurs symboliques. Le rituel y est partagé, mais aussi observé : certains participants n’interviennent pas activement, mais assistent en silence, créant une atmosphère de respect collectif qui dépasse l’action rituelle elle-même. Ils sont environ une dizaine de personnes, membres de l’YSEE ou observateurs réguliers. Ils assistent aux cérémonies en tenue civile, sans réciter les hymnes ni accomplir d’offrandes. Leur participation, plus discrète, se manifeste par des gestes partagés – main sur le cœur, silence recueilli, présence lors des lectures. La dimension restreinte, domestique ou semi-publique de ces rituels ne signe pas un isolement, mais une réponse structurée aux contraintes spatiales, statutaires et symboliques que rencontrent ces groupes.
D’autres projets témoignent d’une volonté de reconquête spatiale : en Arcadie (Péloponnèse), un temple dédié à Pan a été construit en 2025 sans statut légal, occasionnant des poursuites judiciaires. Dispersés en Italie, Pietas a implanté pratiquement une vingtaine de temples sur des terrains privés, dans des jardins ou des propriétés personnelles. Ces lieux matérialisent une religiosité enracinée, territorialisée, mais aussi autonome. Leur construction repose sur des financements internes, des dons, et parfois des injonctions symboliques – comme le récit de la Pythie transmis à Giuseppe lors du séjour de Pietas à Delphes en juin 2024 selon son témoignage. Ces récits, même anecdotiques, participent à l’élaboration d’une mythologie contemporaine, fondée sur la reprise de codes antiques.
Dans l’ensemble, les stratégies spatiales des groupes polythéistes illustrent un équilibre entre vulnérabilité et agentivité. Loin d’être de simples victimes des cadres institutionnels, les membres de Pietas ou de l’YSEE réinvestissent l’espace à leur manière : en contournant les interdits, en créant leurs propres lieux, en ritualisant des espaces intimes. Leurs pratiques dessinent un territoire religieux qui n’est pas donné, mais sans cesse négocié. L’espace devient un enjeu fondamental de reconnaissance, mais aussi un terrain d’invention, où se rejoue la possibilité d’une présence spirituelle dans la société contemporaine.
Conclusion
L’étude des polythéismes contemporains en Grèce et en Italie révèle que la vulnérabilité – spirituelle, institutionnelle, spatiale ou symbolique –, loin d’entraver l’action religieuse, agit comme un catalyseur d’agentivité. En s’inscrivant dans des marges sociales, juridiques et patrimoniales, des groupes comme l’YSEE ou Pietas se réapproprient un héritage pour en faire un élément vivant du pluralisme.
Les rituels sont à la fois des scènes de consolidation interne et des outils de reconnaissance externe. Mais cette double fonction produit des tensions. Fidélité affichée à l’Antiquité, esthétisation des gestes, recours à des langages anciens : autant de stratégies qui donnent du poids à leurs pratiques mais qui peuvent aussi générer des effets de clôture, notamment sur les questions de genre, de sexualité ou de hiérarchie. L’idéal d’ouverture coexiste avec des formes implicites d’exclusion, souvent justifiées par une lecture historiciste du religieux. Ces contradictions sont constitutives de leur fonctionnement : elles ne les disqualifient pas, mais appellent à une lecture attentive de la manière dont tradition, modernité et pouvoir se reconfigurent dans ces marges spirituelles. De même, leur agentivité contient des contradictions. En effet, ces groupes valorisent leur altérité – leur non-alignement aux religions dominantes, leur refus du consensus pluraliste libéral – tout en recherchant visibilité publique, reconnaissance étatique ou accès aux temples patrimoniaux. Ils se construisent comme « autres », mais revendiquent une place dans l’espace commun. Cette dialectique entre marginalité revendiquée et quête de reconnaissance traverse leurs pratiques et leurs discours. Deuxième tension : l’inscription dans des récits nationaux – grec pour l’YSEE, romain pour Pietas – coexiste avec des circulations transnationales. Les traditions invoquées sont profondément enracinées, mais les groupes participent aussi à des réseaux européens où circulent modèles rituels ou revendications politiques. L’identité polythéiste se fabrique ainsi entre enracinement et connectivité et témoigne d’une agentivité qui dépasse la simple résistance pour s’inscrire dans une dynamique de transformation du paysage religieux méditerranéen, voire européen.
Il ne s’agit pas ici de généraliser à l’ensemble du polythéisme contemporain. Les cas de l’YSEE et Pietas sont emblématiques de groupes structurés dans ces pays, visibles, à forte vocation publique – mais le paysage polythéiste méditerranéen est caractérisé par sa diversité de groupes traversés de conflits doctrinaux, d’enjeux de légitimité, et d’usages concurrents du passé. Il importe donc d’en souligner l’hétérogénéité, mais aussi de reconnaître les limites du terrain : les pratiques et les dynamiques d’autres groupes polythéistes en Grèce et en Italie restent à explorer. La comparaison avec d’autres contextes européens permet de mieux situer la spécificité méditerranéenne. En Islande, par exemple, l’Ásatrú – communauté polythéiste nordique reconnue dès 1973 – dispose d’un financement public, d’un accès légal aux mariages et d’un temple construit à Reykjavik avec l’appui de l’État. En Lituanie, le mouvement Romuva, qui se revendique des cultes baltes anciens, a obtenu un statut de religion reconnue après plusieurs années de controverses. À l’inverse, en Espagne ou en France, les groupes néopaïens restent largement informels et invisibilisés, faute de cadre juridique adapté. En Serbie, des groupes païens sont proches de mouvances nationalistes d’extrême droite. Ces contrastes montrent que la reconnaissance des polythéismes contemporains ne dépend pas seulement de leur cohérence interne, mais des régimes politiques, patrimoniaux et religieux dans lesquels ils s’inscrivent.
Ainsi, les tensions observées ne sont pas propres à la Méditerranée, mais prennent ici une forme particulière du fait du poids de l’héritage antique et de la centralité historique des monothéismes. L’Antiquité y est omniprésente, mais sous contrôle : patrimoine à préserver, mémoire nationale à encadrer, récit historique à stabiliser. Les groupes polythéistes qui tentent de se réinscrire dans cette continuité se heurtent à une gestion du passé saturée de symboles, où l’invention rituelle est vite suspectée de folie ou de simulacre. Leur marge de manœuvre passe alors par le contournement : c’est dans cette capacité à jouer avec les normes que se lit leur agentivité. La Méditerranée est envisagée comme espace social traversé par des rapports de force : étudier les groupes polythéistes contemporains permet de questionner, à l’échelle de cette région, les formes concrètes du pluralisme religieux, les usages du passé et les modalités de reconnaissance. Les tensions observées – entre tradition et invention, entre localisme et circulation, entre sacralité et patrimonialisation – révèlent que le religieux n’est pas hors du politique, et que ses formes contemporaines, même minoritaires, peuvent porter un regard critique sur les récits dominants.
Enfin, si les groupes affichent une ouverture de principe à l’égard des minorités sexuelles, cette tolérance reste souvent implicite et peu formalisée. Aucun discours public ne condamne les personnes LGBTQ+, et plusieurs membres affirment que cela « ne poserait pas de problème ». Pourtant, certaines pratiques institutionnelles tracent des lignes d’exclusion : les mariages célébrés par l’YSEE – aujourd’hui reconnus par l’État grec – restent réservés aux couples hétérosexuels, au nom d’une fidélité aux modèles matrimoniaux antiques. Cette position, souvent justifiée par une fidélité au passé, reproduit néanmoins des normes excluantes, en tension avec les valeurs d’inclusivité affichées. Elle illustre plus largement l’un des paradoxes structurants de ces groupes : tout en cherchant à projeter une image moderne et tolérante, ils s’appuient sur une lecture historiciste des pratiques antiques qui peut freiner certaines évolutions. Ces contradictions internes traduisent la difficulté à conjuguer tradition, reconnaissance sociale et adaptation aux normes contemporaines.
Ces groupes soulèvent, en creux, des questions majeures pour l’anthropologie des religions : jusqu’où peut-on puiser dans un héritage sans le figer en dogme ou en folklore ? Comment éviter que cette réactivation ne reproduise les logiques d’exclusion et les biais du passé ? Et comment penser le pluralisme dans un espace – la Méditerranée – où les mémoires religieuses sont à la fois ressources et objets de luttes ?





