Introduction
« Il n’est presque pas de jour où il ny arrive quelque querelle, ce qui est occasionné par une erreur populaire anciennement introduite contre divers habitans qui estoit appellés cagots et regardés par les autres comme des personnes proscrites et chargées de lèpre ». Ainsi débute l’arrêt du 28 novembre 1730 rendu par le parlement de Pau, révélant des conflits qui ont eu lieu dans les villages pyrénéens de Lurbe et Asasp. Ce document, conservé aux Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques (B4824), évoque l’existence d’un groupe minoritaire, les cagots, qui subit une forme d’exclusion sociale. Dans les Pyrénées, les cagots constituent en effet depuis le Moyen Âge un groupe discriminé, socialement et spatialement (Cursente 2018). Bien que différentes traditions littéraires identifient les cagots à des descendants de lépreux, de Wisigoths, de cathares ou encore de musulmans (Fay 1910), l’origine de leur infamie n’a jamais été prouvée. Il reste que ces interprétations permettent de légitimer l’exclusion de familles entières, du fait de l’impureté biologique qu’elles porteraient en elles, à l’instar des populations marranes, morisques, protestantes ou gitanes à l’époque moderne (Schaub et Sebastiani 2021). Une des hypothèses récentes concernant leur origine est plutôt sociale et politique : les cagots auraient été des métayers amenés par des seigneurs sur leurs terres, dans une logique de peuplement du piémont pyrénéen au xiiie siècle (Imizcoz 2011 ; Cursente 2018). Les élites paysannes, voyant leur rôle amoindri en faveur d’un seigneur, auraient ainsi participé à une marginalisation endogène d’une partie de la population (Guerreau et Guy 1988). Les cagots, appelés aussi capots, agots, gahets, ladres, crestiaas ou gafos, formèrent ainsi peu à peu des communautés ségréguées au sein des villages, subissant une relation d’altérité vis-à-vis du reste de la population.
L’élément qui demeure est celui de la souillure : les cagots sont accusés de porter en eux une infamie ineffaçable, qu’elle soit liée à la lèpre ou à l’hérésie commise par les ancêtres (Bériac 1990). C’est ce que rappelle l’étymologie du mot cagot, dérivé du bas latin cacare, qui fait référence aux excréments. La catégorie est ainsi rattachée intrinsèquement à la souillure et présente une connotation péjorative. Mais ce processus de racialisation (Mazouz 2020) permet aussi d’évincer ce groupe de certains privilèges et de maintenir un ordre social hiérarchisé : un système que l’on retrouve dans les sociétés indiennes avec l’impureté héréditaire imputée à certaines castes (Douglas 1966). À partir du xixe siècle, la discrimination qui touche les cagots disparaît progressivement, alors même que scientifiques et folkloristes de tous bords commencent à s’y intéresser. Se développe dès lors une multitude d’imaginaires et de fantasmes autour des cagots, qui sont de façon erronée associés aux crétins et goitreux des montagnes. Cette association, dans le contexte du tourisme pyrénéen, permet de patrimonialiser un pan de la culture pyrénéenne et de proposer une image folklorique de la région (Fonlupt 2024, Hagimont 2022). Les cartes postales représentent alors des cagots isolés et arriérés, ou bien des scènes historiques imaginées (Figure 1). Les différents travaux s’intéressant aux cagots ont donc longtemps glosé sur l’origine des cagots et sur leur prétendue distinction physique, au détriment d’une analyse des rapports de force et des dominations qui s’exercent au travers de cette catégorie (Elias et Scotson 1997).
Figure 1. Carte postale représentant une procession de cagots à Lourdes, jamais attestée dans les sources
Archives départementales des Hautes-Pyrénées, 48 Fi 53/18, 1918-1940
Cet article interroge le moment où la ségrégation imposée aux cagots se délite. Tout au long du xviie siècle et avec la centralisation croissante de l’État, les pouvoirs publics se mettent peu à peu à défendre les cagots. Il faut donc s’interroger sur les motifs et les modalités de cette protection, et se demander comment elle engendre, en même temps, des résistances de la part des communautés locales. De plus, au-delà d’un mouvement unique qui surgirait par le haut, il apparaît que les cagots s’emparent eux-mêmes de ce moment charnière, se saisissant d’une opportunité pour se protéger. Cette vulnérabilité des cagots se caractérise par des privations de droit et une situation d’oppression vis-à-vis d’une population hégémonique, mais on peut aussi s’intéresser à la résilience de ces groupes dominés (Paugam 1991). On trouve dans les archives judiciaires et notariales des formes de solidarité, où la minorité cagote se structure pour défendre des droits sur un territoire, en réactualisant des textes de loi en sa faveur et en contestant les interdits imposés. Tout en prenant acte du débat pluriséculaire sur l’origine des cagots, le présent article entend surtout restituer aux acteurs et actrices leur capacité d’agir, en considérant la documentation non pas comme un simple réservoir d’informations mais comme de véritables pratiques revendicatives (Torre 2007). Dans cette perspective microhistorique, on peut déceler l’agentivité des cagots, leur capacité à négocier les normes existantes et les pratiques singulières qui amènent des individus à remodeler les rapports de pouvoir à l’époque moderne (Thompson 1971). Il s’agit d’appréhender les sources disponibles sans misérabilisme, et de voir comment elles révèlent l’action communautaire des cagots et la réappropriation de l’institution judiciaire qui les avait jusque-là aussi réprimés. Nous nous demanderons enfin si ce sont ces procès qui contribuent paradoxalement à former la communauté, alors que les cagots entendaient s’effacer dans la masse villageoise. Il faut rappeler qu’il n’est pas aisé de définir le cagot : les individus réputés cagots sont catholiques, obéissent aux mêmes lois que leurs voisins et ne présentent pas d’organisation interne. Dès lors, on est cagot lorsqu’on est réputé cagot par le reste des habitants, par l’identification de sa filiation ou de son nom de famille, et par la matérialisation de cette ségrégation, puisque les cagots vivent parfois dans des quartiers séparés. Par commodité de lecture, nous appellerons « cagot » tout individu qui est désigné et nommé cagot par la communauté villageoise (Bazin 2005) et qui subit une marginalisation liée à son statut ou à son ascendance.
S’ils bénéficient d’une certaine reconnaissance au sein de la communauté paroissiale, les cagots sont sujets à plusieurs types de vulnérabilités. Ce sont ces vulnérabilités qui sont au cœur des tentatives de protection royale, parlementaire et ecclésiastique (section 1). Les cagots, dès lors, se constituent en assemblées et s’adressent à diverses institutions pour entériner les droits qui leur sont reconnus (section 2). Néanmoins, ces revendications engendrent des résistances de la part des communautés villageoises, qui entreprennent de justifier et de maintenir la discrimination mise en place jusque-là (section 3).
Le corpus sur lequel nous nous appuyons est constitué d’une série de douze procès identifiés à partir d’une première enquête dans les archives judiciaires et notariales (Figure 2). Étudiés de façon combinatoire, ils permettent de dresser un portrait du processus d’émancipation qui structure la période. Les lieux concernés et les dates sont les suivants : Arizcun (1582-1587, 1653-1658), Lectoure (1600-1627), Anhaux (1701), Alciette (1704), Condom (1710), Rivière (1718), Alcoz (1720), Lembeye (1721), Idron (1722), Aya (1729) et Baïgorry (1730).
Figure 2. Répartition des plaintes formulées par les cagots (xvie-xviiie siècles)
Schéma Emma Duteil
De la discrimination à la protection des cagots
La place à l’église
La vulnérabilité qui touche le plus souvent les cagots, attestée dans les sources, est la place qui leur est dévolue dans l’église. De part et d’autre des Pyrénées, les habitants maintiennent les cagots à part lors des offices religieux. À Lurbe, « les descendants prétendus cagots sont forces d’être tenus au ban de la nef confondus avec leurs femmes et enfants sans ozer se meler avec les autres habitants » (ADPA B4824). Cette organisation spatiale montre qu’une préséance est de mise à l’église en faveur de ceux qui ne sont pas cagots. De même, on apprend que dans le village d’Alciette, « il a été placé dans l’église un banc pour les Landaburu et consorts pour qu’ils puissent s’asseoir immédiatement après les bancs qu’ont dans la dite église les susdits Arroquy » (ADPA, 3E8332) : cet élément est attesté dans un procès intenté par les Landaburu, réputés cagots. La distinction est bien visible dans l’espace : les cagots doivent se tenir sur un banc qui leur est consacré, au fond de l’église. Dans certains cas, ils sont même contraints de rester debout près de l’entrée. La position dans l’église, notamment par le biais des galeries en bois au Pays basque, définit un statut civique.
En outre, plusieurs rituels religieux martèlent la marginalisation des cagots : la distribution du pain bénit par le prêtre aux fidèles, le baiser de paix et l’adoration de la croix. Ces rituels, à la fois religieux et civiques, impliquent un contact physique, mais définissent aussi la communauté paroissiale et ses hiérarchies. Pour s’installer dans le bâtiment comme pour recevoir les offices, un ordre est suivi : généralement les hommes mariés, puis les femmes mariées, les célibataires, les enfants (Caro Baroja 1986). Ces trois rituels sont aussi différenciés pour les cagots. À Arizcun en Navarre, tous les habitants peuvent se servir le pain bénit dans le récipient tendu par le prêtre. Pour les cagots néanmoins, le récipient est déposé pour un seul qui doit ensuite distribuer le pain à tous ses congénères. Concernant le baiser de paix, il est habituellement fait sur un osculatoire (portapaz), objet liturgique qui passe entre les fidèles pour être embrassé. Dans le cas des cagots, l’exécution de ce rituel est similaire à celui du pain : l’osculatoire est déposé sur un banc devant les cagots, qui peuvent embrasser l’objet après les autres habitants, et en le faisant circuler strictement entre eux. Le rituel est différé temporellement pour les cagots, et il est en plus pratiqué de façon interne par le groupe, car la venue du curé pour leur distribuer le pain ou l’osculatoire est proscrite. Enfin, l’adoration de la croix se fait également dans un second temps pour les cagots, et elle est parfois même refusée. En 1701, les habitants de la paroisse d’Anhaux « ont insultés les constituants le jour du vendredi saint dans ladite église, et les ont empêchés avec un énorme scandale, d’aller à l’adoration de la croix » (ADPA, 3E8329). Ces offices religieux, impliquant tous le toucher et la communauté, cristallisent des tensions entre les paroissiens et assignent les cagots à une place bien précise.
Les relations entre cagots et habitants semblent ainsi gouvernées par des concepts de souillure et de pureté, à l’instar des relations entre castes au sein des sociétés indiennes (Deliège 2006). Les membres des castes peuvent en effet refuser de consommer de la nourriture préparée par une caste inférieure, ou de boire de l’eau qu’elle a touchée. Il est des objets plus conducteurs que d’autres, et qui restent impurs après le contact avec la caste inférieure : c’est le cas des pièces de monnaie qui ne peuvent passer directement de la main d’un intouchable à celle d’un brahmane. On pense ici à l’osculatoire (métal) ou au pain bénit (aliment) lorsqu’ils sont de même touchés par les cagots. Néanmoins, les analyses de l’anthropologue Mary Douglas ont montré que la gestion de la souillure ne recelait pas simplement une peur d’être contaminé ou une peur de la maladie. Cette impureté permettrait plutôt d’« organiser le milieu » : les cérémonies, les paroles, les gestes sont pratiqués pour parvenir à un accord sur ce que doit être la structure sociale (Douglas 1966). Le toucher n’est qu’un des symptômes de la nécessité de hiérarchie qui parcourt ces rituels. Isoler les cagots spatialement au sein de l’église et leur interdire le contact physique avec les objets du culte permet d’imposer une certaine vision des hiérarchies au sein du village. La pureté ne devient dès lors qu’une justification idéologique de la marginalisation (Le Goff 1979). Par ailleurs, on sait que les habitants n’ont pas peur d’attraper la lèpre souvent imputée aux cagots : un examen médical ordonné par le parlement de Toulouse en 1600 sur des cagots attestait déjà qu’ils étaient « exemptz de toute espèce de lèpre, ladrerie et autres semblables maladies contagieuses » (Archives départementales de la Haute-Garonne, B477).
Les tensions au cimetière
Au-delà d’une crainte d’être simplement infecté par une maladie, la séparation affirme plutôt un ordre social hiérarchisé. Cette séparation concerne aussi le corps du cagot après la mort : on trouve dans les archives des tensions liées aux enterrements. C’est le cas pour la commune de Condom en 1710, où un arrêt du parlement de Bordeaux raconte que les habitants ont empêché « que le corps dudit Arboucan ne fût enterré dans le cimetière commun, ayant menacé de tuer ceux qui voudraient exécuter ledit arrêt, et enlevèrent au sonneur de cloche la bêche dont il se servait » (Michel 1847). Les habitants s’opposent violemment à l’enterrement de Laurent Arboucan, cagot. Les résistances à l’inhumation des corps cagots ne sont pas rares à cette époque, comme l’attestent d’autres cas à Bagnères-de-Bigorre en 1664, Biarritz en 1680, Mombert en 1703. Il en va de cette idée de souillure portée par les cagots, qui pourrait se transmettre dans la terre, mais aussi et surtout de la distinction qu’il incombe d’établir avec eux. C’est tout à la fois une question de pollution et une question de rang. Il faut aussi mettre en perspective ces incidents avec la profanation des cimetières juifs et huguenots à la même époque : les cadavres et les cimetières sont des points de convergence des conflits religieux. De la même façon que pour les cagots, les enterrements sont des rituels au cours desquels chaque groupe religieux s’attaque à la pollution émanant des hérétiques vivants, mais aussi de leurs morts (Davis 1973). Dans les testaments de cagots, on trouve bien l’espoir d’être enterrés comme les autres, montrant l’intériorisation d’une forme de vulnérabilité en ce qui concerne leurs corps. En 1689, une cagote du nom de Jeanne formule devant le notaire le vœu que son corps soit inhumé à l’église, dans le caveau de sa maison : « elle a dit et declaré qu’elle veut et entend qu’apres sa mort son cadavre soit enterré et inhumé dans lesglise parroissialle dudit lieu » (Figure 3). Cette attention portée à l’inhumation transparaît aussi dans des contrats de vente où sont vendus, en même temps qu’une maison, les droits à un siège à l’église et à une sépulture au cimetière. Le cimetière forme ainsi un espace disputé, et un lieu de définition de la citoyenneté locale et des hiérarchies sociales au village, à l’instar de l’église.
Figure 3. Extrait du testament de Jeanne d’Haristoy formulé devant le notaire Jean Chegaray, 4 avril 1689
Archives Départementales des Pyrénées Atlantiques, 3E8318
L’exclusion des offices publics et municipaux
Une autre vulnérabilité qui touche les cagots concerne la participation à certaines institutions, comme les ordres religieux, les ordres militaires, les universités, les confréries, les assemblées civiles ou encore les corporations. Ces corps sont conditionnés à un impératif de pureté de sang : dans les royaumes de Castille et de Navarre, les juges vérifient les certificats de limpieza de sangre, qui permettent d’exclure les descendants de convertis juifs (marranes) et musulmans (morisques), mais aussi, en Navarre et dans la province de Guipúzcoa, les individus ayant du sang cagot. Dans les procès concernant l’accès à une charge, ces certificats sont systématiquement présentés dès le début de l’audience. Le procureur a ainsi pour objectif de « trouver et vérifier la filiation » du plaignant ou de l’accusé. Des témoins se succèdent ensuite à la barre pour attester que l’individu réputé cagot est pur (« limpio ») et « exempté de toute mauvaise race de maures, juifs, cagots et condamnés par le Saint-Office » (Archivo General de Guipúzcoa, JDIM4/10/89). Il faut néanmoins souligner que c’est une large palette d’individus qui est concernée par l’exclusion de ces charges : on y trouve par exemple, dans la province de Guipúzcoa, les cagots, les esclaves, les Français, les morisques, les juifs mais aussi les bouchers, les joueurs de tambour, les crieurs publics (Egaña 1780). Tous ces statuts sont frappés d’infamie et donc d’interdiction d’intégrer ces fonctions (Todeschini 2015). Les affaires concernant des cagots évincés des responsabilités municipales sont notamment fréquentes. Dans le village de Lembeye en 1721, Pierre Lostalou accuse Bernard Laforcade de l’avoir « traité de cagot, et d’avoir fait un acte sur le registre des délibérations pour s’opposer à ce que ledit Lostalou soit reçu à aucune charge publique » (ADPA, B5366). D’autres documents attestent d’injures envers les jurats de la ville, traités de « fripons et cagots » à Idron en 1722 (ADPA, B5366). Le fait que la plainte remonte jusqu’au parlement montre la menace que peut faire peser une telle insulte sur l’exercice effectif d’une fonction municipale. On voit aussi que cet impératif de pureté de sang, relevant certes de la nécessité de maintenir une distinction morale entre les individus, s’exerce dans des contextes de luttes de pouvoir et de concurrences.
Les institutions royales : de la discrimination à la réhabilitation
Cette discrimination plurielle des cagots est pratiquée mais aussi entérinée par les différents organes de pouvoir depuis le Moyen Âge. Dans le royaume de France, les institutions royales établissent la discrimination et maintiennent les tabous autour de la souillure. Un arrêt du parlement de Bordeaux instaure en 1593 :
que les capots, gahets residants au bailliage de Labourd et lieux circonvoisins leurs femmes et enfants prendront sur leurs acoutremens et poitrines un signal rouge en forme de pied de guit [canard] pour être dicernés distincts et séparés du reste du peuple, et leur inhiber de dorénavant toucher aucune viande, qui se débitent aux marchés et places publiques (Archives départementales de la Gironde, 1B530).
Des prémices d’une protection apparaissent néanmoins en Navarre en 1524, avec une provision royale adressée aux autorités du royaume par Charles Quint, qui interdit de discriminer à l’église et dans les offices publics les cagots, puisqu’ils sont de « fidèles chrétiens ». De plus, le tribunal royal de Navarre rend des sentences favorables aux cagots à partir du xvie siècle, même si ces décisions ne sont pas appliquées dans les bourgs. Du côté du royaume de France, un revirement se produit un peu plus tard, au xviie siècle, avec des décisions systématiquement rendues en faveur des cagots à la fin du siècle. Entamée par le parlement de Toulouse en 1627, cette réhabilitation se poursuit au sein des parlements de Pau et de Bordeaux :
[…] par divers arrêts de la cour du Parlement confirmés par les ordres du roy, il soit défendu aux habitants et autres personnes du royaume de distinguer dans les églises, assemblées, dans les fonctions publiques et particulières, ceux qui sont repoussés à être de la race des cagots (ADPA, 3E8329, 1701)
Ces décisions se multiplient juste après qu’un mémoire sur les cagots a été adressé à Colbert par l’intendant du Béarn Nicolas du Bois, en 1683, accompagné d’un projet de lettre patente (Cursente 2018). Cette lettre patente, finalement non enregistrée mais vraisemblablement connue des parlements, avait pour projet de mettre fin à toutes les législations discriminatoires, contre le versement de deux louis d’or de la part des individus réputés cagots. Elle était destinée aux parlements de Toulouse, Bordeaux et Pau, et ordonnait l’abolition des discriminations concernant les offices religieux, l’admission aux offices publics, et interdisait d’utiliser le nom de « cagot » sous peine de 500 livres d’amende. En dépit de la mise en scène d’une rhétorique philanthropique, les historiens ont souligné le lien entre cet acte d’abolition et l’incarnation de l’absolutisme royal (Guerreau et Guy 1988). C’est aussi pour la monarchie l’occasion d’une manne financière, grâce à la somme que sont supposés verser les cagots en échange de la protection octroyée. Cette protection se poursuit au xviiie siècle : en 1710, le parlement de Bordeaux condamne les habitants de Condom qui s’opposaient à l’enterrement d’un cagot et ordonne de « maintenir les fidèles chrétiens dans le droit d’être ensevelis dans les cimetières communs » ; cet arrêt est ratifié par Louis XIV, avant d’être communiqué aux intéressés le mois suivant. Un peu plus tard, à l’issue d’un procès concernant les habitants de Biarritz qui avaient discriminé des cagots à l’église, le parlement de Bordeaux condamne les représentants de la communauté et protège les cagots. À cette époque, le parlement est par ailleurs présidé par le magistrat Montesquieu, qui prononce en novembre 1725 un discours inaugural, publié plus tard sous le nom de « Discours sur l’équité » (Shackleton 1963). En somme, une politique en faveur des cagots se développe sous l’égide des différents parlements, des intendants et du roi. Il s’agit d’une entreprise d’assimilation, puisque les textes interdisent de distinguer les cagots et entendent confondre ces derniers dans la masse des sujets du royaume.
La sollicitation d’instances différenciées par les cagots
Des actes collectifs, du notaire au parlement
Dès lors, cette protection semble offrir de nouvelles possibilités aux cagots de plaider en justice. Mais elle engendre aussi un paradoxe pour les cagots : alors que le terme « cagot » est dégradant et proscrit des registres paroissiaux, ceux qui sont désignés ainsi au village sont bien obligés de l’employer pour protester contre les discriminations imposées. De plus, le recours à des instances judiciaires incite les cagots à se regrouper. Cette communauté cagote apparaît donc dans les entreprises collectives menées au sein des différents tribunaux, c’est-à-dire dans l’action (Torre, 2007). Des individus se réunissent pour réactualiser des arrêts du parlement interdisant la discrimination des cagots, et pour les faire appliquer à l’échelle locale. Lors de ces procès, il s’agit souvent d’un nombre important d’individus qui portent plainte ensemble. Le cas du hameau de Chubitoa (ADPA, 3E8329) est paradigmatique : le 14 avril 1701, un groupe de onze cagots, listés en début de document (Figure 4), se présente devant le notaire royal en tant que représentants du hameau de Chubitoa (« tant pour eux que pour tous les autres habitans et manans du hameau »), connu pour être un quartier de cagots. Il est dit qu’ils ont :
constitué leurs procureurs sindics les Miguel de Lancenzena et Guillaume de Landaburu pour tant en leur nom que celui des constituans qui est de pourvoir par tout ou besoin sera, porter plainte de ce dessus, poursuivre les contrevenans a l’execution des arrets en ordre du roy […], il soit défendu aux habitants et autres personnes du royaume de distinguer dans les églises, assemblées, dans les fonctions publiques et particulières, ceux qui sont repoussés à être de la race des cagots […] (ADPA, 3E8332)
Il y a donc une organisation interne à plusieurs niveaux : ces onze hommes disent représenter tous les cagots de Chubitoa, car désignés à l’issue d’une assemblée générale du hameau ; ensuite, deux individus sont choisis parmi eux pour porter leur plainte au parlement de Pau. Le notaire est accueilli dans la maison de l’un d’eux, Gracian d’Erguirenea, un après-midi d’avril. Cet extrait donne bel et bien l’image d’un groupe attablé autour du notaire et animé par un intérêt commun, celui d’obtenir une place égale à celle des autres à l’église. La visite du notaire est un passage obligé, puisque la désignation de représentants doit être authentifiée. Les cagots peuvent dès lors poursuivre en justice les habitants de la paroisse voisine qu’ils accusent de les avoir empêchés d’aller à l’adoration de la croix, le jour du Vendredi saint, c’est-à-dire le 11 avril de l’année 1701. Ils n’ont donc guère tardé à solliciter le notaire qui, trois jours après, était là pour enregistrer leur procuration. Ils espèrent « faire châtier les coupables ».
Figure 4. Extrait de l’acte notarié du 14 avril 1701 enregistrant la procuration des cagots de Chubitoa
Archives Départementales des Pyrénées Atlantiques, 3E8329
Trois ans plus tard, le même notaire Jean Chegaray se rend un peu plus loin, à Alciette, dans la maison Aspeteguia (ADPA, 3E8332). La communauté apparaît ici d’une autre façon :
Bernard maitre de la maison de Landaburu, Tristan de la maison d’Echechury, Anthoine maître de la maison d’Echebarne, et Arnaud maitre de la maison d’Eyrehalde, tous de la dite paroisse cy devant appelés cagots, lesquels faisant tant pour eux que pour Arnaud d’Oyhambouru maître de la maison de Cilvaneta leur consort ont volontairement confessé avoir été payés et entièrement satisfaits par les habitants de la communauté de la paroisse d’Alciette de tous les dépens auxquels la communauté avait été condamnée […] (ADPA, 3E8332)
Ici, ce sont cinq cagots qui attestent avoir reçu les amendes imposées aux habitants d’Alciette à la suite d’un procès qui se tint au parlement de Pau au sujet de la place à l’église. Dans ce document, ils s’organisent ensemble pour répartir la somme reçue. Ils avaient une fois de plus porté plainte collectivement, et leur remise de pouvoir à un avocat se trouve dans un autre document daté de 1699 (ADPA, 3E8327), dans lequel ils assurent de payer l’avocat pour qu’il défende leur cas à Pau. Ces exemples de collectifs de plaignants, qui désignent des représentants, sont ainsi fréquents dans les archives judiciaires de l’époque. Un autre document témoigne d’un groupe de cagots à Nay qui sollicitent par voie épistolaire l’intendant du Béarn, à la fin du xviie siècle, au sujet des discriminations dont ils sont victimes (Michel 1847). Les signataires de la lettre sont sept individus nommés, « et autres en nombre considérable », qui stipulent que :
plusieurs habitans des lieux voisins ne laissoient pas de continuer leurs injures, et les appelloient Ladres Cagots et Capots, les empêchoient d’assister aux assemblées publiques, ou, s’ils y assistoient faisoient refuser leurs suffrages, comme gens indignes de participer à aucun acte de société civile (Michel 1847).
Ce témoignage permet d’entrer dans le quotidien des cagots : l’exclusion est racontée par ceux qui la vivent, et non plus connue uniquement par des arrêts administratifs. Cette exclusion est en outre contestée de manière collective.
Il apparaît néanmoins que les procès intentés par plus de cinq individus cagots se raréfient à partir des années 1750. Peu à peu, les procès opposent des parties composées d’un ou deux individus, et surtout pour des cas d’injures interpersonnelles. La communauté cagote, née dans l’action, disparaît. Il faut aussi préciser que lors de ces assemblées organisées en présence d’un notaire royal, toutes les maisons cagotes de la paroisse ne sont pas représentées (Paronnaud 1997). L’unité de groupe n’est donc pas si évidente, et des pans de la communauté s’investissent moins que les autres dans les affaires judiciaires. Enfin, le paradoxe réside dans la tenue fréquente d’assemblées qui mêlent cagots et habitants. Deux mois avant la réunion des cagots de Chubitoa pour lutter contre la discrimination à l’église (Figure 4), une procuration avait réuni vingt-deux habitants, dont huit cagots, contre un noble qui leur réclamait des sommes d’argent. À l’issue de cette réunion, un non-cagot, Joannes de Sorzabal, et un cagot, Guillaume de Landaburu, avaient été désignés pour représenter l’ensemble des habitants (ADPA, 3E8329). Or, Guillaume de Landaburu est aussi celui qui avait été désigné représentant des cagots de Chubitoa : il revêt donc à deux reprises un rôle de représentation, peut-être pour ses qualités oratoires ou son statut, qui dépasse l’unique communauté cagote. Cette situation nuance l’image de deux groupes, celui des cagots et celui des habitants, qui s’opposeraient de façon radicale. C’est plutôt dans des actions spécifiques et dans des suppliques circonstanciellement adressées aux autorités que les cagots apparaissent comme un ensemble uni (Cerutti 2012 ; Rivoal 2015).
Le recours aux tribunaux ecclésiastiques
Dans le royaume de Navarre, les plaintes de cagots sont aussi régulièrement adressées à la Corte Mayor de Navarra, tribunal royal suprême de Navarre. Nous évoquerons néanmoins ici les requêtes formulées auprès d’une autre autorité : l’Église. Cette stratégie est fondatrice pour les cagots puisque l’une des premières suppliques connues et souvent invoquée par les cagots tout au long de l’époque moderne est celle qui a été transmise en 1514 au pape Léon X. À cette occasion, plus de deux cents cagots des diocèses de Pampelune, de Huesca, mais aussi de Dax et de Bayonne, signent un document de leurs noms (Figure 5), attestant qu’ils sont tenus à l’écart du peuple, que des prêtres refusent de leur administrer les sacrements et de les laisser participer au baiser de paix (Archivo Diocesano de Pamplona, Secr. Oteiza, c/1022-n°5). Le pape ordonne alors aux prêtres, par une bulle datée de 1515, d’admettre les cagots comme les autres fidèles. De longs passages sont consacrés à la nécessité d’obéissance du clergé local, menaçant « qui rebelles, inobedientes et contradictores » de sévères peines.
Figure 5. Copie de la bulle du pape Léon X qui reprend les noms des quelque deux cents plaignants
Archivo Diocesano de Pamplona, Secr. Oteiza, c/1022, n°5
Si cette sollicitation adressée directement au pape est unique, on retrouve aux xviie et xviiie siècles de multiples requêtes adressées aux instances ecclésiastiques, et notamment au tribunal de l’archidiocèse de Pampelune, juridiction compétente pour traiter les affaires internes à l’Église concernant une grande partie de la Navarre. Les cagots y formulent des plaintes au sujet de la sépulture ou de la place à l’église. Ils espèrent peut-être une meilleure obéissance des habitants aux décisions ecclésiales, car les mesures royales sont localement ignorées. Ainsi, au printemps de l’année 1653, Sancin de Elizondo et Martin de Aguerralde se portent représentants de vingt-deux cagots (Figure 6) des villages de Bozate, Lanz, Yriruta, Donamaria et Elizondo, devant un notaire venu à Bozate. Il faut préciser que Bozate se trouve à plus de 20 kilomètres de Donamaria et à 40 kilomètres de Lanz : cette alliance entre cagots de différentes paroisses montre que la communauté cagote dépasse la seule échelle du hameau. Les deux représentants se rendent dès lors au tribunal ecclésiastique de Pampelune pour demander l’exécution des décisions rendues par Léon X pour leurs aïeux. Ils se plaignent que des distinctions demeurent dans les églises, avec une implication quotidienne des « prêtres, vicaires, recteurs et abbés ». Lors du procès, les requérants demandent « que personne, à partir de maintenant, n’ose les appeler cagots ». Pourtant, leur avocat Joseph Camus est bien obligé de préciser d’emblée l’identité des habitants qui l’ont engagé : « la partie que je défends est de la race des cagots ». Ici réside la contradiction inhérente à ces affaires judiciaires : le vœu est d’abolir la distinction à l’égard des cagots, mais la constitution par plusieurs individus d’une partie plaignante construit l’idée d’un groupe cohérent. Ce groupe montre qu’il subit un traitement similaire à l’église, ce qui conforte les habitants dans l’idée de maintien d’une coutume qu’ils considèrent pluriséculaire.
Figure 6. Procuration des vingt-deux cagots de différents villages de la vallée du Baztan, pour désigner leurs deux représentants au tribunal
Archivo Diocesano de Pamplona, Secr. Oteiza, c/1022, n°5
Ces cagots obtiennent en 1653 que les décisions apostoliques soient rendues publiques dans les églises, mais seuls trois villages les affichent et elles sont globalement ignorées. On constate une opposition entre le pouvoir central et les autorités locales : le vicaire général de Pampelune ordonne à plusieurs reprises aux prêtres de la vallée du Baztan de comparaître, sous peine d’excommunication. Les curés, après quelques tergiversations, finissent par se rendre à Pampelune et montrent une soumission formelle. Au terme de cinq ans de procédures judiciaires et d’appels portés par des habitants, la sentence rendue par le tribunal ecclésiastique en 1658 ordonne une nouvelle fois d’« admettre à l’église tout fidèle chrétien ».
Maintenir, en réaction, l’altérité de la communauté cagote
La réticence des institutions régionales
Ces sentences royales et ecclésiastiques en faveur des cagots sont pourtant rejetées par les assemblées locales. Le principe de relégation des cagots est formalisé depuis le xvie siècle, notamment par deux assemblées, les états de Navarre et les états de Béarn. Composés de représentants de la noblesse, du clergé et du tiers état, ces assemblées ont à leur disposition un moyen propre de légiférer, les règlements, qui ont force de loi dès lors qu’ils sont approuvés par un représentant du roi (Desplat 1990). Ainsi, au xviie siècle, les règlements défavorables aux cagots se poursuivent dans le Béarn, et la compilation des règlements (ADPA, C1529) porte même un chapitre intitulé « Contre les cagots ». Parmi eux, un règlement datant de 1660 stipule :
il n’est pas loisible aux cagots de se marier avec les personnes qui ne le sont pas et il leur a esté deffendu a peyne de la vie de se joindre charnellement par adultère ny autrement à telles personnes et enjoint de se tenir et habiter séparément dans les églises et ailleurs. (ADPA, C1529, f°141)
Cette poursuite de la discrimination coïncide pourtant temporellement avec les initiatives assimilatrices des parlements de la fin du xviie siècle. Les états de Navarre réagissent avec fureur à un arrêt du parlement de Pau en faveur des cagots, lors de leur délibération du 7 octobre 1682. Ils annoncent qu’ils iront à l’encontre de cette décision et maintiendront leurs règlements :
sur ce qui a été représenté par le sindic qu’au prejudice des reglement des etats faits contre les cagots de ne se marier point a ce qui ne le sons point, le Parlement a pris divers arrets par lesquels il permet à un cagot de se marier avec une fille non cagotte, ce qui tend a une infraction entière aux reglemens a quy les etats doivent pourvoir par leur prudence ordinaire pour éviter les abus et faire valoire les reglemens (ADPA C1533, fo 154).
Les cagots sont ainsi l’occasion d’une compétition juridictionnelle entre deux institutions qui se confrontent. Les arrêts du parlement ont une valeur normative, pour terminer un procès et en éviter d’autres, ce qui empiète sur les prérogatives des assemblées provinciales (Zink 1993). La concurrence entre cours souveraines et assemblées d’états a déjà fait l’objet de travaux, qui analysent la façon dont ces institutions, par les conflits, se disputent le rôle de représentant véritable de la province (Barbieux 2022). Cette lutte institutionnelle rappelle aussi que la monarchie, à travers les parlements, entreprend d’imposer sa souveraineté sur les territoires liminaux, en rivalisant avec les juridictions locales (Sahlins 1996 ; Scott 2019). Dès lors, l’opposition des communautés pyrénéennes à l’émancipation des cagots révèle une seconde lecture : l’enjeu est de limiter l’intervention du roi ou du parlement dans les affaires de la communauté, au sein d’une région qui droit tient à son autonomie politique ancienne, la Navarre. C’est le cas aussi de la vallée espagnole du Baztan, connue pour ses cagots, qui se définit comme une communauté avec un gouvernement, des ordonnances municipales, un consuétudinaire et un territoire propre (Imizcoz 2011). L’immixtion de décisions royales allant à l’encontre des coutumes municipales est ce qui provoque l’ire des habitants. Mais cette rivalité pour l’autorité crée aussi un interstice pour les cagots, leur permettant de contester les violences auxquelles ils sont sujets. Auprès des parlements, les cagots viennent revendiquer les textes réglementaires en leur faveur et briser les interdits imposés par ces assemblées locales.
À l’échelle du village, de la violence à l’émeute
Les procès intentés par les cagots à partir de la fin du xviie siècle portent leurs fruits, et leur action communautaire permet l’effacement théorique de leur vulnérabilité à l’égard des autres. Mais ces procès sont aussi l’occasion de résistances à l’échelle du quartier, en plus de celles des institutions. La sentence judiciaire en faveur des cagots constitue souvent l’étincelle de violences nouvelles. Dans la région de Saint-Jean-Pied-de-Port, cagots et habitants vivaient plutôt harmonieusement au xviie siècle, se réunissant régulièrement dans des assemblées de village (Paronnaud 1997) : c’est après les arrêts promulgués par le parlement de Pau que naît une animosité. Il faut y voir une façon de réaffirmer la distinction, au moment où celle-ci s’atténue. Ces rituels de séparation sont exacerbés justement quand les différences s’estompent et qu’il y a urgence à rétablir la hiérarchisation. Lors de la célébration du Vendredi saint en 1701, après la publication d’un arrêt en faveur des cagots, ces derniers sont empêchés « avec un énorme scandale, d’aller à l’adoration de la croix, par certains habitants qui les ont arrêtés par les cheveux et traités à coups de pieds et de poings et autrement en injures » (ADPA, 3E8329). Ces violences à l’église sont fréquentes tout au long du xviiie siècle : à Alcoz, en 1720, des habitants portent des coups à un cagot pendant la messe, « jusqu’à ce que du sang jaillisse de son nez » (AGN, proc. 314030). Près de Dax, en 1718, les coups de bâton pleuvent sur les cagots et le sang coule, ce qui donne « lieu a un escandale et a une polusion de l’église » (Fay, 1910). De même, à Condom, c’est après l’arrêt du 31 janvier 1710 pris par le procureur général au parlement de Bordeaux, qui défend aux habitants du diocèse de s’opposer à l’enterrement des cagots, qu’ont lieu des événements violents :
grand nombre d’hommes et de femmes dudit lieu se seroient attroupés tumultuairement et empêché par force et violence et à main armée, que le corps dudit Arboucan ne fût enterré dans le cimetière commun, ayant menacé de tuer ceux qui voudroient exécuter ledit arrêt, et auroient enlevé au sonneur de cloches la bêche dont il se servoit pour faire la fosse destinée pour la sépulture dudit Arboucan ce qui auroit obligé d’abandonner le corps et de le laisser dans la sacristie de l’église (Journal judiciaire, 1839)
L’arrêt favorable aux cagots est donc bien un motif de l’émeute, même si le prétexte affiché est l’enterrement d’une jeune femme cagote dans le cimetière commun. La foule est armée et semble s’être réunie en prévision de cette inhumation. Malgré la dépersonnalisation de cette foule, qui est réduite à une entité collective sans pensée propre, et qui n’existe que par le « nombre » de personnes qu’elle réunit, le document précise aussi qu’« il y eut quelque femme qui fut capturée ». Il s’agit peut-être d’une meneuse, qui est par ailleurs auditionnée par la suite devant la cour du parlement. Nous n’avons pas retrouvé les sacs de procès qui pourraient rapporter les propos de cette émeutière. Il reste que les arrêts du parlement ne suffisent pas à abolir en pratique les distinctions qui touchent les cagots. De l’autre côté des Pyrénées, les procès provoquent de même des réactions violentes, et sont aussi l’occasion de véritables diatribes formulées par les habitants venant justifier les discriminations qu’ils exercent.
Défendre et justifier ses privilèges
Qu’il produise des résistances judiciaires ou des émeutes, le procès est l’étincelle provoquant une réaction des habitants. Les plaintes de cagots, qui aboutissent à une extension de leurs droits, accentuent des formes de racialisation. C’est en effet une occasion pour les habitants de se structurer en une communauté considérée supérieure, de réaffirmer des caractères raciaux lorsque les structures sociales sont bouleversées (Schaub, 2015). Il s’agit d’un moment, aussi, où les cagots acquièrent un patrimoine économique : les habitants leur imposent alors en contrepartie une infériorité de réputation ou de statut (Elias et Scotson 1997). L’exemple de Bertrand Dufresne (1736-1801), fils d’une cagote qui parvient à devenir intendant général de la marine et directeur du Trésor public sous le ministère de Jacques Necker, est probant (Cursente 2018). L’émancipation des cagots constitue en effet pour les habitants une double menace, juridique et économique. L’enjeu est de maintenir leurs privilèges.
Dans ces procès, on voit alors une seconde communauté qui se structure : la communauté d’habitants, qui se veut exclusive et séparée des cagots. Ceci apparaît de façon claire dans la continuation du procès entre les cagots du hameau de Bozate et les habitants d’Arizcun dans la vallée du Baztan (Secr. Oteiza, c/1022, n°5). En 1653, les habitants d’Arizcun désignent un avocat pour répondre de l’accusation qui les touche, dans un procès intenté par les cagots contre eux. Les vecinos se présentent à la barre, rappelant la nécessité de la distinction à l’église, notamment lors des cérémonies du baiser de paix et du pain bénit. Est retranscrit le déroulé idéal de ces cérémonies : lors du baiser de paix, l’osculatoire doit être donné à chacun des habitants puis déposé sur le banc au fond, où un des cagots le récupère et le fait passer à ses congénères ultérieurement. Les habitants frappent en outre les propos du vicaire général de Pampelune de nullité, car ils ont été donnés sans que les habitants aient été auditionnés. Ils rappellent enfin l’importance du rang. En effet, leur argumentaire ne repose pas sur l’hérésie ou l’impureté des cagots mais plutôt sur la nécessité d’un ordre hiérarchisé : « vouloir s’introduire dans l’égalité est un préjudice notoire à la qualité et au droit de chacun, et une évidente nouveauté ainsi qu’une introduction pernicieuse » (fol. 26 v°). La stratégie des vecinos est de souligner que l’Église est elle-même structurellement hiérarchisée, et que ce qui se passe dans l’église d’Arizcun doit suivre ce fonctionnement. Il y a donc une nécessité de respecter cette préséance « puisque dans les choses ecclésiastiques sont permises de droit les préséances, pour la distinction des personnes et la connaissance de la différence de leurs qualités ». Les procès sont ainsi l’occasion de justifier la discrimination au nom de l’ordre et du rang, et de former une communauté unie face à celle des cagots. Quelques années plus tard, en 1678, toujours dans cette vallée, un fonctionnaire chargé d’un recensement royal reste perplexe face aux plaintes des habitants d’Arizcun, qui ne veulent pas apparaître sur la même liste que ceux de Bozate, le hameau cagot. Ils réclament d’être inscrits sur deux listes de recensement différentes, clamant auprès du représentant du royaume que cela « n’offense personne et les mélanger avec la vallée pourrait être préjudiciable » (Antolini 1991). Le contact avec l’État ou avec la justice apparaît ainsi comme l’occasion de réaffirmer des droits, des coutumes, une domination à l’égard d’un autre groupe.
Néanmoins, si ces procès font voir une conflictualité forte, il convient de rappeler l’insertion des cagots dans les villages : réputés pour leur travail de charpentiers, ils sont aussi présents dans le commerce, les prêts d’argent ou les relations de parrainage avec les autres habitants. On connaît en effet des cas d’habitants, dont des nobles, qui sont parrains d’enfants cagots, comme l’attestent les sources paroissiales : « le 22 juillet 1668 à l’église d’Isturitz, baptême de l’enfant cagot Jean Sallaberry ; parrain noble Jean héritier de la Salle de Sataritz » (Paronnaud 1997). La séparation qu’ils subissent au sein des églises n’empêche pas qu’ils soient bel et bien présents durant les offices religieux : ils font partie de la communauté chrétienne de la paroisse. C’est aussi le cas du cimetière : si les habitants refusent parfois radicalement l’inhumation d’un cagot dans le cimetière paroissial, les communautés arrivent souvent à un compromis, avec une séparation matérielle des tombes des deux groupes, comme c’est le cas dans les cimetières mixtes protestants et catholiques (Desplat 1996). Cela rappelle que le processus de séparation contribue à rendre possible l’existence continue des minorités au sein des communautés (Nirenberg 1996). Les cagots sont plus des marginaux, des dévalués, que des exclus.
Conclusion
En somme, malgré les mouvements de contre-stigmatisation visant à maintenir la discrimination, il reste que les décisions prises à l’issue des procès à partir de la fin du xviie siècle sont systématiquement favorables aux cagots, en Navarre et dans le royaume de France. Dès lors, les cagots vont au tribunal, se réapproprient ces nouveaux arrêts en leur faveur, et contestent publiquement les discriminations qui demeurent à l’échelle locale. Ils recouvrent progressivement des droits, et s’extirpent des situations de vulnérabilité dans lesquelles ils étaient plongés. L’analyse des archives judiciaires et notariales permet d’entrevoir la capacité d’organisation des groupes minorisés et marginalisés, et l’usage qui est fait de la voie judiciaire. On décèle alors les luttes et les négociations qui se trament derrière l’émancipation des cagots, cette dernière ne pouvant être réduite à une simple décision royale. C’est par le bas, par des initiatives locales, que les cagots réussissent peu à peu à sortir des systèmes de domination dans lesquels ils étaient enserrés depuis le Moyen Âge. Ces archives, bien que produites par le pouvoir, permettent de dévoiler des voix collectives. Ainsi, le terme de « cagot » n’est plus une étiquette qui se retrouve apposée à des noms dans des sources paroissiales, mais un porteur de discours. Il s’agit d’intégrer la parole d’un groupe qui a longtemps été pointé du doigt comme un objet folklorique ou pensé sous le seul prisme de son origine. Cet article révèle la pluralité des formes de vulnérabilité et d’exclusion, mais aussi la manière dont les individus reçoivent cette situation, s’en emparent, y résistent. De plus, il apparaît paradoxalement que c’est dans le recours aux instances judiciaires que les cagots se regroupent. Si les cagots constituaient au Moyen Âge une communauté par l’institutionnalisation de leur vulnérabilité sociale et politique, c’est par les actions entreprises collectivement qu’on la discerne désormais, plus subreptice. L’image d’une communauté homogène se dérobe : être cagot signifie plutôt que l’on a un jour été désigné, injurié ou discriminé sous ce nom.







